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    Le bien commun des paysans. Enfance et développement des sociétés de fromagerie dans le canton de Fribourg, 1850-1914
    La fabrication du fromage est attestée dans le canton de Fribourg depuis le XVe siècle. Elle se faisait alors uniquement sur les alpages durant la belle saison. Dès la fin du XVIIIe siècle et surtout la première moitié du XIXe siècle, grâce à l’amélioration des méthodes de travail et à l’apparition de nouvelles espèces herbagères, les paysans peuvent garder leurs vaches en plaine. Ils s’organisent alors en association et ouvrent dans les villages des fromageries pour mettre en commun leur lait afin de fabriquer un fromage gras, le seul qui s’exporte et qui a donc une valeur marchande. Ces associations, appelées sociétés de fruiterie ou sociétés de fromagerie, sont des coopératives dont le fonctionnement économique reste proche du troc. Les paysans livrent tous les jours leur lait à la fromagerie et sont, à tour de rôle selon la quantité de lait qu’ils ont apporté, propriétaires du fromage fabriqué ce jour-là, ainsi que des sous-produits : crème, sérac, beurre et petit-lait. En échange, celui qui a le tour nourrit le fromager et apporte le bois pour chauffer le lait afin de fabriquer le fromage. Celui-ci, soigné à la fromagerie, est vendu en hiver à un marchand. Les paysans touchent alors le montant du produit de la vente, après que l’on a retenu une taxe permettant de payer le fromager, la location de la fromagerie ou l’intérêt de l’emprunt que la société a fait pour acheter ou construire le bâtiment, ainsi que les frais de fabrication, comme l’achat de sel servant à soigner les fromages. Cette organisation en commun se fait de manière démocratique – chaque paysan a une voix dans l‘assemblée des sociétaires – et fonctionne en gestion collective. Cette assemblée décide de la marche de la fromagerie. Elle nomme la commission qui gère la société, décide de l’engagement du fromager et du salaire qu’on lui versera, de la période où l’on fabriquera du fromage gras, de la vente du fromage (à quel marchand et à quel prix). Elle approuve le règlement et les statuts de la société et les modifications que l’on y apporte. Elle est également un organe de sanction et punit ceux qui ne respectent pas le règlement. L’assemblée des sociétaires met en place des règles pour que le pouvoir et la gestion de la société ne soient pas entre les mains de quelques personnes ou quelques familles influentes, comme un tournus des membres au sein du comité ou une limitation de leur présence dans le comité à une année ou deux. Ces règles sont propres à chaque société. Dès les années 1880, les sociétés de fruiterie se transforment en sociétés de laiterie, c’est-à-dire que les paysans vendent leur lait à un laitier qui gère la fromagerie. L’assemblée des sociétaires perd ainsi une partie de ses compétences. Elle reste néanmoins un lieu d’échanges et de décisions. Chaque automne, elle met en vente son lait pour l’année suivante et choisit le laitier à qui elle loue la fromagerie dont elle reste propriétaire. Le laitier paye le lait tous les trois mois, ce qui permet aux agriculteurs d’avoir plus souvent de l’argent disponible. Ces changements s’accompagnent d’une modernisation des fromageries. On passe de la fromagerie noire à la fromagerie blanche : les premières ressemblaient encore à des chalets d’alpage au sol de terre battue, elles étaient noircies par la fumée. Les fromageries de la fin du XIXe siècle sont blanchies à la chaux, ont l’eau courante, des catelles (carreaux de faïence) sur leurs murs et des foyers fermés sous la chaudière. Cette modernisation est encouragée par la Station laitière, fondée en 1888 par l’État de Fribourg. Cette institution incarne une dualité entre économie privée et économie soutenue par l’État. Elle est créée dans un contexte de marasme économique, comme disent les contemporains. Financée par l’État de Fribourg, elle reçoit des subventions de la Confédération. La Station laitière se compose d’une école de fromagerie, d’un laboratoire d’analyse chimique, d’une exposition d’objets en lien avec l’industrie laitière ; elle édite un journal, La Chronique d’industrie laitière. Elle organise des inspections de fromageries, district par district, dans le but d’encourager leur modernisation. Elle cherche de nouveaux débouchés pour le gruyère, encourage la fabrication de fromages appelés de dessert ou de fantaisie – brie, camembert, roquefort – et dépose une marque pour protéger « les vrais gruyères » des contrefaçons jurassiennes et savoyardes. Elle organise, dès 1891, des cours d’hiver pour les agriculteurs. Tout cela sous l’impulsion de son dynamique directeur, Emmanuel de Vevey, qui publie également une dizaine de manuels consacrés à l’enseignement laitier et agricole. Dans ces mêmes années, le commerce du gruyère souffre d’une concurrence toujours plus vive de l’emmental, surtout en France. Un autre débouché pour le lait apparaît alors sur les marchés : des industries – condenseries et chocolateries – viennent s’installer dans le canton de Fribourg ou sur son pourtour. Elles sont acheteuses de lait et ont pour interlocuteurs les sociétés de laiterie. La décision de vendre le lait à une usine au lieu de fabriquer du fromage leur appartient donc. Celles qui décident de se lier à une industrie perdent alors leur outil de fabrication, ce qui les met à la merci de l’industrie. En effet, tant que celle-ci est florissante, le lait rapporte plus qu’avec la fabrication du fromage. Mais, lorsque des difficultés économiques se feront sentir et que les fabriques vont baisser les prix, les sociétés de laiterie n’auront pas d’autres choix que d’accepter leurs conditions. Les aides apportées par la Station laitière ne concernent que les sociétés qui fabriquent du fromage, car on estime qu’il n’est pas du devoir de l’État de soutenir les industries. Par contre, lorsqu’on subventionne les fromageries, on aide les sociétés de laiterie et donc les paysans, ce qui participe au bien commun. L’économie laitière dans les campagnes fribourgeoises est donc basée sur la mise en commun d’un bien, le lait – d’où le titre de cette étude – et sur sa gestion collective par les membres de la Société des paysans producteurs de lait, qui doivent trouver un terrain d’entente pour faire fonctionner leur fromagerie. Sans quoi la majorité des paysans, qui ne possèdent qu’une ou deux vaches, ne pourraient subsister. Il faut environ 400 kilos de lait pour fabriquer un gruyère, et au tournant du XXe siècle, une vache ne produit encore, en moyenne, que 6 à 7 litres par jour. Abstract Cheese-making has been recognised and certified in the canton of Fribourg since the XVth century. At that time it only took place in the Alpine pastures during the summer season. Ever since the end of the XVIIIth century and, more importantly during the first half of the XIXth century, thanks to improvements in cheese processing methods and the development of new species of grasses, farmers have been able to keep their cattle in the lowlands. At this point, they began to work together and open cheese-dairies in the villages where they could pool their milk production in order to make a better quality, more fatty cheese which was the most appreciated for export and, hence, of higher commercial value. These producer associations, called cheese-making cooperatives or « sociétés de fruiterie », (meaning storage and processing centres) were associations which, from an economic point of view, worked on a system similar to bartering. Farmers delivered their milk daily to the cheese-dairies and became, in turns, owners of the wheel of cheese produced that day as per the quantity of milk delivered. The same applied to the production of cream, butter, whey-cheese, and the whey itself. In exchange, the farmer was required to feed the cheese-maker and supply the wood necessary for heating the milk and making the cheese. The cheese wheel was duly processed and cured at the cheese-dairy and sold to a cheese-merchant during the winter season. After deduction of the cheese-maker’s overheads, such as his salary, participation in the rent of the cheese-dairy or the interest on the loan made to build the dairy, as well as other necessary expenses like the purchase of salt for processing the cheeses, the farmers receive their share of the sale. This way of working together was carried out very democratically – each farmer held an individual vote at the annual shareholders general meeting – and was able to participate in the management of the cooperative. It was at the annual shareholders meeting that decisions on the running of the cheese-dairy were made. The shareholders appointed a committee which managed the cooperative, chose and hired the cheese-maker, negotiated his salary, decided on the time span for the production of the special cheese for export, decided on the conditions of the sale of the wheels of cheese (which agent and price of sale), approved the articles and by-laws of the cooperative as well as any amendments that needed to be made. The committee was also empowered to enforce discipline and punish anyone who broke the rules. The annual shareholders general meeting set up rules to ensure that the governing and the management of the cooperative were not restricted to certain people or influential families. These rules were specific to each different cooperative and included a rotation of members on the committee or even exclusion from the committee for a year or two. In the 1880’s, the cheese-maker’s cooperatives became cheese-dairy cooperatives. This development meant that the farmers sold their milk to the cheese-maker who, in turn, managed the cheese dairy himself. It also meant that the shareholders had less decisional power at their annual general meeting. However, the meeting still retained its role as a discussion platform and the power to make certain decisions. Every autumn, the shareholders agreed on the price of sale for their milk for the following year and chose the cheese-maker to whom they would rent the dairy. They retained the ownership of the dairy itself. The cheese-maker was required to pay the milk to the farmers every three months so that they had money available on a more regular basis. These changes led to the modernisation of the cheese-dairies. The “black” cheese-dairy gave way to the “white” cheese-dairy. It must be remembered that the first village dairies looked very much like the chalets on the Alpine pastures where the first cheese wheels were made. They were blackened by the smoke from the open fire-places and had earthen floors. The XIXth century cheese dairies were white-washed, had running water, tiles on the wall and closed fire-places under the cauldron. The modernisation process was encouraged by the Dairy Institute, founded in 1888 by the State of Fribourg. This institution embodies the dualism between the private sector and state supported sectors. It was created in a period when the economy was on a downslide, as people said at the time. It was financed by the State of Fribourg and also received funding from the Federal Government. The Dairy Institute included a school for cheese-makers, a laboratory for chemical analysis, an exhibition of items linked to the dairy industry and edited a newspaper called the Chronical of the Dairy Industry. It organised inspections of dairies in the different districts of the canton with a view to motivating modernisation. It researched new outlets for Gruyère cheese and stimulated the production of different cheeses known as « desert or special cheeses » like brie, camembert or Roquefort. It also registered a trademark to protect « authentic Gruyère cheeses» from the counterfeit cheeses made in the Jura or Savoy. In 1891, the institute launched lesson sessions for farmers during the winter. All these novel developments were instigated by Emmanuel de Vevey, the dynamic president of the institute. Mr. de Vevey also published a number of textbooks on teaching dairy production and agricultural methods. During this period, the marketing of « Gruyère cheese » was undergoing stiff competition from « Emmental cheese », particularly for trading in France. Just then, a new outlet came onto the scene : new industries producing condensed milk and chocolate started up in and around the canton of Fribourg. They bought milk from the cheese-maker’s cooperatives. These cooperatives were free to decide whether to sell their milk to a factory or to continue making cheese. The cooperatives who decided to sell their milk to the new factories stood to lose their right to produce cheese and, as a result, were dependent on their sales to the new industries. As long as the industries flourished, the profits of the milk sales were higher than if they continued to produce cheese. On the other hand, if the industries ran into financial problems and decided to pay less for the milk, the dairy cooperatives were bound to accept their conditions. The financial support granted to the cheese-makers cooperatives by the Dairy Institute was only granted to those who produced cheese because the State did not consider it their duty to support private industry. On the other hand, when cheese-making dairies are subsidized, the cheese-dairy cooperatives benefit too. This, in turn, helps the farmers and, ultimately contributes to the common welfare. Hence, the dairy economy in the rural areas of Fribourg is based on the pooling of a common asset : milk coupled with the cooperative management provided by the shareholders of the cheese-making cooperatives who have to come to an agreement to manage their cheese-making dairies successfully. The majority of these farmers are small farm-holders who only have a couple of cows and who could not survive without the money generated by the sale of their cheeses, hence the title of this thesis : “Common Agricultural Assets”.