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Entre idéal et pratique : définition, division et négociation des efforts d'enquête en rédaction : une analyse ancrée des récits de professionnels sur le journalisme d'investigation en Suisse romande

2021, Cancela, Pauline

Cette thèse par articles s’intéresse au journalisme d’investigation – un objet surinvesti et sous-défini – à travers les discours et les pratiques des professionnel-les, dans une perspective de recherche ancrée. Basée sur 40 entretiens approfondis avec des journalistes, et sur une observation de terrain dans trois médias de Suisse romande, elle montre que le journalisme d’investigation est beaucoup plus hétérogène que ne le suggèrent les discours de surface. Cette recherche invite à appréhender l’enquête contemporaine dans le contexte des salles de rédaction, au travers d’un concept clé, qui a émergé des récits de pratiques : l’implication dans l’enquête ( investigative commitment). Cette notion permet de mettre en perspective l’idéologie professionnelle qui entoure le journalisme d’investigation avec la trivialité des pratiques concrètes, parfois radicalement divergentes. En outre, l’implication dans l’enquête fournit un cadre conceptuel fécond pour saisir les enjeux entourant la pratique de l’investigation dans l’évolution contemporaine du journalisme, sous au moins trois dimension : la définition de l’enquête, sa place dans la division traditionnelle du travail journalistique, et la négociation des rôles. Ces trois dimensions sont abordées dans trois articles distincts et successifs, dont deux ont déjà été publiés dans Journalism Practice (le troisième a été soumis à Journalism Studies). Le présent texte, constitué des trois articles, encadrés eux-mêmes d’une introduction, d’une conclusion et d’un chapitre « making of », dresse le contexte de cette étude en trois étapes: elle présente ses fondements théoriques, conceptuels et méthodologiques, retrace le processus de recherche et articule une conclusion générale qui souligne les implications pratiques et théoriques de l’étude, tant pour la sociologie du journalisme que pour la profession dans son ensemble. Le premier article – sur la définition – se penche sur les définitions explicites et implicites de l’enquête données par les journalistes. Il révèle le décalage entre une définition idéalisée et absolutiste/essentialiste et des conceptions implicites beaucoup plus nuancées. L’article suggère que les journalistes s’appuient sur une définition graduelle de l’investigation, dont la principale variable d’ajustement est le niveau d’efforts personnels, parallèlement aux rôles traditionnels de chien de garde de la démocratie. Leur implication dans l’enquête se déploie le long d’un continuum allant du journalisme ‘basique’ à l’investigation de haut vol. Cette définition flexible permet des ajustements entre un idéal bien défini et des pratiques concrètes. Le deuxième article – sur la division – explore la cohabitation complexe entre l’enquête et la division traditionnelle du travail journalistique, en analysant comment trois médias suisses ont intégré ou séparé leurs activités d’investigation, et les effets sur l’implication dans l’enquête. L’analyse montre que les stratégies organisationnelles qui en résultent sont contre-productives ; en induisant une division critique entre les journalistes « légitimes » et les autres ( insiders vs. outsiders), dont l’impact dépasse les limites d’une structure donnée, ces stratégies conduisent de nombreux-ses journalistes à diminuer leur efforts d’enquête. Le troisième article – sur la négociation – examine comment les journalistes gèrent le décalage entre les idéaux et les pratiques concrètes. En mobilisant la théorie des rôles journalistique, cet article explore l’idéologie fortement partagée par les journalistes (d’investigation) autour des rôles démocratiques du journalisme (mais pas seulement), l’attitude vigilante et l’expression de dissonances avec les pratiques. Un modèle émerge, qui indique que les journalistes négocient leurs idéaux au quotidien, avec deux voies de négociation : une voie « liquide », au sens de Deuze (2008), au sein de laquelle les journalistes réinterprètent, contestent et combinent divers rôles journalistiques en fonction du contexte ; et une voie « solide », qui, à l'inverse, consiste à alterner entre deux extrêmes interdépendants : une implication très élevée, ou le désengagement, parfois total. Les trois articles soulignent la forte agentivité des journalistes dans la (re)définition du journalisme d’investigation, malgré le poids de l’idéologie institutionnelle ; en effet, ils et elles configurent et modulent leur implication dans l’enquête, suggérant même de nouvelles façons de la penser, de l’organiser et de la négocier sur le terrain. En abordant le journalisme d’investigation dans une perspective inductive, cette thèse soulève des enjeux centraux de sa pratique contemporaine dans les médias traditionnels, ce qui informe à la fois la recherche sur le journalisme et le domaine professionnel. Globalement, ce travail souligne la nécessité de repenser le journalisme d’investigation et ses définitions, alors même que son rôle dans l’avenir du journalisme est plus que jamais discuté. ABSTRACT: This thesis by published work deals with investigative journalism – an overstated, understudied and underdefined practice – through discourses and practices of journalists, from a grounded theory perspective. Based on 40 in-depth interviews with practitioners, and field observation in three media outlets in French-speaking Switzerland, this research claims that investigative journalism is much more heterogeneous than surface-discourses would suggest. This approach enables a better understanding of contemporary investigative reporting in the context of newsrooms with a key concept derived from the explicit and implicit narratives of professionals: investigative commitment. This is heuristic, since it puts into perspective the journalistic ideology that surrounds investigative journalism and the prosaic nature of concrete investigative practices, which sometimes differ radically. Further, this notion provides a fruitful framework to understand the stakes of contemporary investigative practice in at least three aspects: the definition of investigative reporting, its place in the beat-division of journalistic labour, and role negotiation. These three dimensions are undertaken in three separate and successive papers, two of which have already been published in Journalism Practice (the third has been submitted to Journalism Studies). The following text includes the three papers, surrounded by an introduction, a conclusion and a “making-of” chapter, and sets the context of this three-step study, by presenting its theoretical, conceptual and methodological foundations, as well as tracing the research process and presenting the practical and theoretical implications for journalism studies and for the professional field. The first article – on definition – delves into the professionals’ explicit and implicit definitions of investigative journalism and reveals discrepancies between a shared and absolutist/essentialist ideal and much more nuanced implicit conceptions. The article suggests that journalists rely on a gradual definition of investigative journalism, whose main cursor is the level of personal efforts, alongside traditional watchdog roles. Their investigative commitment unfolds along a continuum from basic journalism to high-level investigative undertaking. The second article – on division – explores the complex coexistence between investigative reporting and the traditional beat-division of journalistic practices, by analyzing how three Swiss media have integrated or separated their investigative activities, and the effects on journalists’ investigative commitment. The analysis shows that the resulting organizational strategies are counterproductive; They lead many journalists to lower their investigative commitment, by inducing a critical division between ‘legitimate’ journalists and the others (insiders vs. outsiders), the adverse impact of which reaches beyond the limits of a given structure. The third article – on negotiation – examines how journalists deal with the discrepancy between ideals and concrete practices. Borrowing from role theory framework, this article explores the strongly shared ideology of the (investigative) journalists revolving around the democratic roles of journalism (but not only), the vigilante attitude, and the existence of narrated dissonances with practices. A pattern emerges that indicates journalists negotiate their ideals on a daily basis, with two arising paths of negotiation: a ‘liquid’ one, in the sense of Deuze (2008), where journalists reinterpret, contest and combine various journalistic roles depending on context; and a ‘solid’ one, which, conversely, consists of alternating between two interdependent edges: staying strong on commitment, or disengaging completely. The three articles point to the strong agency of individual journalists in (re)defining investigative practice. This pleads for considering their reflexivity despite a heavy institutional ideology, since they configure and modulate their investigative efforts, even suggesting new ways of thinking about, organizing and negotiating investigative journalism in the newsroom. By approaching investigative journalism from the ground, this thesis raises central issues of its contemporary practice in the traditional media, which informs both research on journalism and the professional field. Overall, this thesis emphasizes the need of rethinking investigative reporting and its definitions, at a moment when its role in shaping the future of journalism is arguably discussed more frequently and intensely than ever before.