\IU UNIVERSITE DE NEUCHÂTEL Faculté de droit et des sciences économiques Situations de travail, modes de vie et santé : modélisation des relations et implications THESE PRÉSENTÉE À LA FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR EN PSYCHOLOGIE ET TRAVAIL PAR Daniel Ramaciotti NEUCHATEL 1997 Papyrus Yverdon-les-Bains te^''-" UNIVERSITE DE NEUCHATEL Faculté de droit et des sciences économiques Situations de travail, modes de vie et santé : modélisation des relations et implications THESE PRÉSENTÉE À LA FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES POUR OBTENIR LE GRADE DE DOCTEUR EN PSYCHOLOGIE ET TRAVAIL PAR Daniel Ramaciotti NEUCHATEL 1997 Papyrus Yverdon-Ies-Bains Monsieur Daniel Ramaciotti est autorisé à imprimer sa thèse de doctorat en psychologie et travail intitulée "Situation de travail, modes de vie et santé". il assume seul la responsabilité des opinions énoncées. Neuchâtel, le 8 juillet 1996 Le Doyen de la Faculté de droit et des sciences économiques Pierre-Henri Bolle 3 RÉSUMÉ Différentes disciplines scientifiques traitent de la question des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, sur la base de leur propre référentiel épistémologique et méthodologique. Cette diversité conduit à la production de résultats partiels et parfois contradictoires, difficiles à inté- grer dans des modèles globaux, orientés vers la définition d'actions de prévention primaire, dans le milieu de travail. L'ergonomie a produit des connaissances sur la nature et les caractéristi- ques des représentations mentales qui sous-tendent l'action des femmes et des hommes au travail. Ces représentations constituent des modèles pour l'action. Dans une démarche reflexive, nous nous sommes interrogés sur nos propres modèles pour l'action. Comment et sur quelles bases sont-ils élaborés ? Comment guident-ils nos actions de prévention « sur le ter- rain » ? Peuvent-ils être qualifiés de « scientifiques » ? C'est le résultat de ce travail d'introspection qui a fait l'objet de la (re) construction présentée ici. Dans la première partie, nous présentons un cadre conceptuel, épisté- mologique et méthodologique, adapté à la production de modèles orientés vers la transformation des situations de travail et des modes de vie, dans le but de promouvoir la santé et le bien-être social et économique de la population active. Ce cadre est fondé sur une approche constructiviste et systémique de la modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Le « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » proposé par Kagan et Levi a été choisi en tant que modèle général et intégrateur pour l'étude de ces relations La seconde partie de la thèse est consacrée à la présentation des résultats des recherches et interventions que nous avons conduites ces dernières an- nées sur trois thèmes : la gestion du temps de travail, la prévention des lombalgies et la gestion des absences pour maladie. Après avoir situé ces travaux dans leur contexte, nous présentons pour chacun des trois thèmes, « une représentation » que nous situons dans le cadre du « modèle théori- que de la maladie à médiation psychosociale ». Nous évoquons ensuite les perspectives d'action ouvertes par chacune des représentations. Tout au long du mémoire, nous évoquons certains problèmes liés à la mo- délisation, pour l'action, des relations entre situation de travail, modes de vie et santé. Certains d'entre eux sont récurrents. Ils portent, entre autres, sur la forme des relations modélisées, leur caractère prédictif, les niveaux d'observation pertinents pour la prévention, les liens entre individus et po- pulations, ainsi que sur la prise en compte de la spécificité des situations et des sources de variabilité inter- et intra-individuelle. 5 AVANT-PROPOS La recherche présentée ici s'inscrit dans une perspective de prévention pri- maire1. Elle porte sur les moyens à mettre en œuvre pour préserver la santé physique et mentale des individus, des groupes et des populations. Les programmes de prévention sont fondés sur des modèles décrivant des processus biologiques, physiologiques, psychologiques et sociaux qui ré- gissent la santé de l'Homme dans son environnement naturel et social. Or, la recherche scientifique qui produit ces modèles est davantage orientée vers la description et la compréhension des processus naturels et sociaux, que vers la transformation du monde qui elle, relève des techniques de l'ingénierie, de la formation, de l'organisation et des choix politiques. Il est donc légitime de s'interroger sur la manière dont on passe des connaissan- ces scientifiques sur la santé de l'Homme dans son environnement, à des actions de prévention primaire. A ce propos, il est intéressant de relever que, sur un plan plus général, le parcours qui relie la découverte scientifique aux applications techniques est souvent sinueux et parsemé d'embûches. De nombreux exemples témoignent même du cheminement inverse. Il n'est pas rare que le dévelop- pement technique ait précédé l'explication scientifique et même participé à sa production. De même, en matière de pharmacologie, le constat de l'ef- ficacité thérapeutique de certains médicaments traditionnels a conduit à la découverte de leur principe actif et à l'élucidation scientifique de leur mode d'action. En choisissant pour thème l'étude des relations entre les situations de tra- vail, les modes de vie et la santé, nous englobons quasiment l'ensemble des relations entre l'Homme et son environnement extérieur, physique et social. Si, dans notre recherche, une attention particulière est accordée aux situations de travail, c'est parce que le travail (rémunéré ou non) est en re- lation étroite avec l'état de santé des individus, des groupes et des popula- tions. Au niveau individuel, le travail est producteur de richesses, de rela- tions humaines, de statuts sociaux, de satisfactions, mais aussi de souffran- ces et de maladies. Au niveau collectif, le travail participe à la production d'un environnement naturel, social et économique plus ou moins favorable à la santé humaine. 1 La prévention primaire comprend toutes les actions visant à empêcher l'apparition d'une maladie dans une population. Elle s'exerce par des actions de transformation du milieu et/ou des comportements. La prévention secondaire a pour but de limiter les ef- fets de la maladie, à en diminuer la durée ou les conséquences. La prévention tertiaire vise à réduire les séquelles de la maladie ou à prolonger la survie. 6 Les recherches portant sur certains aspects des relations entre les situations de travail, les modes de vie et la santé sont nombreuses. Les résultats obtenus s'inscrivent dans les problématiques spécifiques des disciplines dans lesquels ils ont été produits, en particulier : biologie, médecine, epide- miologie, psychologie, sociologie, ergonomie. Les résultats publiés portent sur différents niveaux d'observation du monde allant du fonctionnement biologique de la cellule à celui de la société dans son ensemble. Dans ce contexte, l'agrégation des connaissances au sein de modèles-cadres plus généraux, orientés vers l'action, est particulièrement délicate du fait de la nature même des données disponibles et de l'hétérogénéité de leurs condi- tions de production. L'objectif de notre recherche est de proposer un cadre conceptuel, épisté- mologique et méthodologique adapté à la production de modèles orientés vers la transformation des situations de travail et des modes de vie, dans le but de promouvoir la santé et le bien-être social et économique de la po- pulation active. Dans une première partie théorique, nous aborderons la question de la mo- délisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Après avoir passé en revue différentes positions épistémologiques, nous tracerons les contours de l'approche constructiviste et systémique vers laquelle nos recherches antérieures nous ont conduits. Nous discuterons ensuite des implications méthodologiques de ce choix, en examinant la compatibilité des méthodes employées dans différentes disciplines, avec le cadre que nous aurons préalablement défini. Tout au long de ce chemin, nous procéderons à une analyse critique, à la lumière des concepts développés, de la littérature traitant des relations entre situations de travail, mode de vie et santé. Malgré les incursions effectuées sur les « territoires » de différentes disciplines, notre recherche s'inscrit dans la perspective ergonomique qui est orientée vers la transformation des situations de travail, dans le but d'améliorer à la fois le confort des opérateurs, la fiabilité et la sécurité des systèmes de production, et par-là même leur productivité. Dans une seconde partie, nous tenterons de justifier nos choix théoriques par la présentation des résultats de recherches empiriques que nous avons conduites ces dernières années. Nous montrerons comment les difficultés rencontrées et certaines impasses dans lesquelles nous nous sommes trou- vés, nous ont conduits à développer le cadre théorique dans lequel nous nous inscrivons aujourd'hui. Nous tenterons de montrer que, quel que soit le « point d'entrée » dans la problématique des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, nous aboutissons à un même réseau de rela- tions qui montre que l'état de santé des personnes, des groupes et des po- 7 pulations est fortement lié à des facteurs économiques, ergonomiques et psychosociaux. A nos yeux, l'intérêtijdéii-résultats qui seront ëvoqiiêsTéside moins dans la nature même des relations mises en évidence, qui pour la plupart étaient déjà connues, que dans la tentative d'organisation de ces relations en mo- dèles plus globaux, transdisciplinaires, mais articulés autour d'une problé- matique spécifique (travail en horaires atypiques, absences au travail, lombalgies, etc.). Les modèles proposés sont construits sur des bases épistémologiques et méthodologiques communes. Ils sont situés dans le temps et dans l'espace, hiérarchisés, et orientés vers l'action. Remerciements Avant d'entrer dans le vif du sujet, je tiens à remercier sincèrement les maîtres, collègues et amis qui ont contribué directement ou indirectement à ce travail. La rédaction finale n'aurait certainement jamais vu le jour sans les amicales pression et les judicieux conseils de mon directeur de thèse, le Professeur Michel Rousson. Je remercie également le Professeur Franziska Tchan Semmer, co-rapporteur auprès de la Faculté, pour sa compréhension et sa disponibilité. Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à Paule Rey, Professeur ho- noraire à l'Université de Genève ainsi qu'à tous mes anciens collègues de l'Unité de médecine du travail et d'ergonomie et du Centre universitaire d'étude des problèmes d'écologie du travail (ECOTRA). Tous ces amis reconnaîtront dans ce travail des points de vue qu'ils ont développés, sou- tenus ou combattus, au cours des longues discussions qui ont animé la vie de notre équipe. Un merci particulier à Sylviane Blaire pour sa contribution à la phase finale et à Arnaud Bousquet pour sa relecture attentive. Mes remerciements s'adressent également à Richard Lang, statisticien à l'Institut de médecine sociale et préventive de Genève, qui m'a initié à la pratique des méthodes quantitatives. Je garde un souvenir ému de feu Paul Desbaumes, chimiste, qui fut l'un des précurseurs de l'Hygiène du travail en Suisse. Il a été le premier à m'entraîner sur les lieux de travail pour en détecter et mesurer les nuisan- ces. Ce fut le point de départ de mon intérêt pour les questions de santé au travail. « Last but not least », je remercie Anna, Pascal et Aude qui ont vaillament supporté les absences, les états d'âme et parfois même, les mouvements d'humeur inhérents à ce type d'entreprise. 9 PREMIÈRE PARTIE : DÉFINITION D'UN CADRE THÉORIQUE POUR LA MODÉLISATION DES RELATIONS ENTRE SITUATIONS DE TRAVAIL, MODES DE VIE ET SANTÉ Introduction à la première partie Avertissement Le cadre épistémologique et méthodologique présenté dans cette première partie a été développé au cours d'une pratique de chercheur et d'intervenant en ergonomie, pour notre propre usage. Au fur et à mesure que nous nous posions des questions, nous avons été amenés à lire et à effectuer des choix. Nous n'avons aucune formation en philosophie, epistemologie ou histoire des sciences. Nous n'avons pas la prétention d'apporter de nouvelles connaissances dans ces domaines. La construction présentée ici ne constitue rien de plus que le cadre dans lequel nous inscrivons notre pratique. C'est le caractère transdisciplinaire de nos recherches qui a guidé cette réflexion, ainsi que la crainte de tomber dans les pièges du mélange des genres ou, en termes plus savants, du syncrétisme. La diversité des approches disciplinaires Les différentes disciplines qui traitent des relations entre les situations de travail, les modes de vie et la santé, le font sur la base de leur propre réfé- rentiel épistémologique et méthodologique. Ce cadre conceptuel est rare- ment rappelé dans les publications et plus rarement encore remis en cause. De telles pratiques conduisent, à l'intérieur des disciplines, à une produc- tion de résultats homogènes et souvent reproductibles. Par contre, dès que l'on compare les résultats obtenus dans différents contextes disciplinaires, géographiques et historiques, on rencontre des contradictions. Force est de constater que dès que l'on tente de quitter les chemins balisés des disciplines établies, pour développer une problématique transversale, on se trouve en face d'un ensemble hétérogène de concepts, de méthodes et de données. Dans cette première partie, nous allons essayer de mieux comprendre ce qui est commun aux différentes approches et ce qui les distingue, afin de présenter, tout en le (re)construisant, le cadre conceptuel qui fonde nos recherches. Pour ce faire, nous allons nous situer par rapport aux principaux problèmes épistémologiques et méthodologiques que nous avons rencontrés. 10 Nous nous interrogerons sur la nature de la « réalité » qui constitue l'objet de notre recherche, située au carrefour des sciences de la nature et des sciences humaines. Nous nous intéresserons aussi à la question des repré- sentations mentales qui permettent de comprendre et de modéliser un sys- tème en vue de le transformer. Nous passerons en revue les différentes formes que peuvent prendre les relations entre situations de travail, mode de vie et santé. Enfin, après avoir évoqué quelques impasses dans lesquel- les nous a conduit l'approche analytique et réductionniste de l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, nous aborderons la question de la modélisation de ces relations dans une perspective systé- mique. 11 Définitions et représentations de la santé La Constitution de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de 1946 définit la santé comme un « état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Cette définition nous inspire trois remarques : premièrement, la référence au bien-être « social » a de la peine à s'imposer dans le corps médical, dans la mesure où elle dépasse les limites traditionnelles du champ de la méde- cine curative; deuxièmement, la notion « d'état » est imprécise car elle peut être interprétée soit de manière statique (sur une longue durée), soit de ma- nière dynamique (sur l'instant présent); troisièmement, on peut penser que Ia présence d'infirmités compensées ou même de maladies stabilisées n'est pas incompatible avec un état de complet bien-être physique, mental et so- cial. Saurer [1989], cite d'autres définitions qui reflètent une représentation plus dynamique de la santé : - pour Dubos « la santé est l'aptitude à exercer efficacement les fonc- tions requises dans un milieu donné et, comme ce milieu ne cesse d'évoluer, la santé est un processus d'adaptation continuelle aux innombrables agressions de toutes sortes (microbienne, physique et psychique) auxquelles l'Homme doit faire face chaque jour ». Ainsi, la santé relèverait de la faculté des individus à s'adapter à un milieu hostile et changeant ; - Pour la CFDT, «la santé est un état actif et dynamique qui doit per- mettre à chacun de surmonter les déséquilibres et les tensions inhé- rentes à la nature humaine et à la vie en société ». Cette définition ne précise pas si la recherche de l'équilibre passe par une adaptation au milieu et/ou par sa transformation ; - Saurer lui-même, donne, sans se référer explicitement à Piaget, une définition « piagétienne » de la santé qui nous convient parfaitement : « La santé est la faculté d'équilibration entre la capacité de l'Homme à transformer son milieu physique, relationnel et social selon ses be- soins et celle de s'y adapter ». On retrouve dans cette définition les notions d'assimilation, d'accommodation et d'équilibration développées par Piaget. Le sujet cons- truit en permanence un équilibre entre les processus d'assimilation par les- quels il impose ses structures à l'objet (« incorporation d'une réalité exté- rieure »), et ceux de l'accommodation qui lui répondent quand l'objet ré- siste [Piaget 1936]). 12 Dans cette perspective, l'état de santé d'un individu résulte de l'histoire de ses interactions avec son environnement physique et social. Au plan biolo- gique, son système immunitaire a construit des barrières qui le protègent de l'action de nombreux agents pathogènes. Les vaccinations auxquelles il a eu accès le protègent contre d'autres agresseurs. La qualité de l'alimentation et des soins dont il a bénéficié ont également joué un rôle prépondérant. Enfin, l'éducation et la formation qu'il a reçues lui donnent plus ou moins de moyens, directs et indirects, spécifiques et non spécifi- ques, pour gérer son état de santé. Une telle approche de la santé s'inscrit dans le cadre de l'epistemologie génétique piagétienne qui veut que l'on ne dissocie pas les structures de leur fonctionnement et de leur genèse. Ainsi, la santé peut être considérée comme le résultat d'une construction biologique, ce que personne ne conteste, mais aussi sociale. L'idée d'envisager la santé en tant que « construction sociale » est plus difficile à faire partager, moins sur le plan du concept en tant que tel, que sur celui des actions de prévention qui pourraient en résulter. Pourtant, les différences de morbidité et de longévité observées dans le temps, dans l'espace et entre les catégories socio-économiques, témoignent de la perti- nence du point de vue. 13 Différentes approches pour l'étude des relations travail- santé Statistiques de mortalité différentielle En France, les études de mortalité différentielle de l'INSERM (Bouvier- Colle et al. [1990]) révèlent des différences de longévité importantes entre des régions à forte mortalité (Bretagne, Nord, Alsace+Lorraine) et des ré- gions à faible mortalité (Ile-de-France, Centre, Midi-Pyrénées). La recher- che statistique des facteurs qui permettraient d'expliquer cette mortalité géographique différentielle n'a conduit qu'à peu de résultats probants. Ces différences ne s'expliquent ni par les caractéristiques sociales, ni par le ni- veau d'urbanisation, ni par les différences d'infrastructure médicale ou de recours aux soins. Par contre, certains facteurs en relation avec des com- portements individuels ancrés dans les cultures régionales sont corrélés avec les différences observées. C'est notamment le cas pour la consomma- tion d'alcool et de tabac. Mais Bouvier-Colle et al. [1990] font eux-mêmes remarquer que « ce constat, s'il est d'une grande importance sur Ie plan épidémiologique, est d'une portée beaucoup plus limitée sur le plan opéra- tionnel. Pour pouvoir agir, il faudrait savoir en effet pourquoi dans certai- nes régions et pas dans d'autres, on fume et on boit plus qu'ailleurs ». Aïch et Cèbe [1994] montrent qu'en France, l'espérance de vie à 35 ans des ingénieurs dépasse de plus de 10 ans celle des manœuvres et que « l'échelle de la mortalité sociale est, chez les hommes, la réplique exacte des positions occupées par les catégories socioprofessionnelles ». De plus les statistiques publiées montrent que si, depuis 1955, l'espérance de vie a augmenté dans toutes les catégories socio-économiques, elle a proportion- nellement augmenté davantage dans les catégories supérieures. Comme pour la mortalité différentielle géographique, les différences ob- servées sont difficiles à expliquer à un niveau macroscopique. Là aussi les liens statistiques deviennent plus forts lorsque l'on considère les compor- tements individuels. Par exemple, la probabilité de décès entre 35 et 60 ans est deux fois plus élevées chez les hommes divorcés ou célibataires que chez les hommes mariés, alors que la proportion de célibataires est six fois plus élevée chez les manoeuvres que chez les cadres supérieurs. Ainsi, la fréquence du célibat chez les hommes expliquerait une partie des différen- ces de longévité entre manoeuvres et cadres. Ces différences ne se retrouvent quasiment pas chez les femmes. Le pou- voir explicatif de telles constatations reste relativement faible. En effet, les statistiques ne disent pas pourquoi les manœuvres restent plus souvent céli- bataires que les cadres supérieurs, ni pourquoi le mariage a un effet pro- 14 tecteur chez les hommes et pas chez les femmes. L'intérêt pratique de telles constatations, pour la prévention, est encore plus limité. Etudes épidémiologiques et statistiques De nombreuses recherches sont effectuées pour mettre en évidence et me- surer l'influence de facteurs de risque spécifiques liés aux situations de tra- vail (travail de nuit, stress, exposition à des agents physiques ou chimiques, etc.) ou aux modes de vie (alimentation, loisirs, recours aux soins, etc.). Les études, conduites par des psychologues et des sociologues, principale- ment en Amérique du Nord autour des problématiques du stress et des évé- nements de vie (life events), peuvent, en raison des méthodes utilisées être classées dans cette catégorie. Une synthèse de cette littérature a été effectuée par nos anciens collègues de l'Institut de médecine sociale et préventive de Genève dans le cadre d'une étude FNRS sur « les risques du métier » (Bousquet, Blaire, Lang [1991]). Il en ressort que ce type de recherche apporte de nombreuses connaissances, sans toutefois qu'il soit possible de les agréger dans une ou des « théories de la santé » . Approches des sciences humaines Des études en sociologie de la santé tentent de décrire des processus qui régissent les relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Dans un ouvrage consacré à la sociologie de la maladie, Adam et Herzlich [1994] recensent différentes approches psychologiques et sociales de la 2 Dans un ouvrage publié alors que notre manuscrit était en cours d'évaluation à la Fa- culté, Drulhe [1996] pp.134-135, développe ce point de vue : « Le parcours des revues d'épidémiologie, en langue anglaise et française, montre combien empirisme et positi- visme constituent encore une posture épistémologique extrêmement puissante, qui dé- borde d'ailleurs sur les revues de sociologie de la santé. L'une des caractéristiques des articles de ce type est qu'ils procèdent à la démonstration d'une hypothèse centrale par l'analyse des corrélations entre indicateurs et/ou indices retenus et mesurent la part de variance que chaque indicateur ou indice représentant les variables indépendantes peut expliquer (ce dernier aspect est surtout caractéristique de la tradition anglo-saxonne). A terme, on en vient à disposer d'un nombre important de propositions statistiquement démontrées, mais on ignore leur cohérence et leur signification, faute d'un modèle théo- rique intégrateur : sans corps d'hypothèses interdépendantes au sein d'une théorie où elles se renforcent mutuellement, on finit par accumuler des descriptions partielles qui témoignent d'une inertie intellectuelle à rendre intelligible l'ensemble des phénomènes de santé ». 15 santé. Ils rappellent, les^différents courants de recherche sur les détermi- nants sociaux de la sante : les études sur le stress et lés événements de vie stressants (life events) que nous venons de mentionner. Ils décrivent les recherches fondées sur la catégorisation de types de personnalités et celles sur la capacité de « faire face » (coping) aux événements stressants et à la maladie, et enfin les travaux sur le « soutien social » (social support). L'histoire de la santé apporte aussi sa contribution à la problématique. Delaporte [1990] tente d'articuler des aspects scientifiques, culturels, sociaux et politique de la maladie dans un ouvrage qu'il consacre à l'épidémie de choléra de 1832, à Paris. Vigarello [1993] décrit comment les perceptions de la santé se sont trans- formées du Moyen-Âge à nos jours et comment aujourd'hui la santé est promue en « style de vie ». Cet auteur cite une enquête (pp. 306-307) qui montre qu'un même questionnaire, soumis à dix ans d'intervalle à deux échantillons comparables de population, fait ressortir 1.62 maladies par personne en 1970 et 2.28 en 1980. Pendant la même période, l'espérance de vie est passée de 76 à 79 ans pour les femmes et de 68 à 71 ans pour les hommes. Les contributions de la psychologie, de l'histoire de la médecine, et de l'ensemble des sciences humaines sont intéressantes. Mais l'intégration de ces connaissances dans les sciences médicales et dans les pratiques clini- ques et préventives est très lente. Il est probable que ces difficultés d'intégration soient dues principalement aux divergences épistémologiques et méthodologiques qui séparent les sciences de « la nature » et les sciences de « l'esprit ». Le; courant de psychodynamique, aux confins de la médecine et des sciences humaines, animé par Dejours tient une place à part. Il conduit des recherches sur les liens entre les situations de vie et de travail et le bien être des salariés exprimé en termes de plaisir et de souffrance. (Dejours [1993]). Les apports de l'ergonomie, de l'hygiène et de la médecine du travail Les apports de ces disciplines à notre problématique sont nombreux. Ils relèvent des différentes approches évoquées ci-dessus et, pour la médecine du travail, de la clinique. La spécificité des apports de ces disciplines est justement de se situer à un niveau intermédiaire entre l'étude épidémiolo- gique qui porte sur la mise en évidence de relations de portée très générale dans de grandes populations et l'approche clinique du patient singulier. 16 Dans son « Précis de médecine du travail et des assurances », Rey[1991] aborde des thèmes qui vont de la prise en compte des connaissances scien- tifiques de portée universelle dans l'aménagement des situations de travail, à l'évaluation de l'aptitude d'un travailleur unique dans un contexte donné, en passant par la construction de modèles de décision pour le dépistage des atteintes professionnelles dans des groupes exposés à des nuisances physi- ques ou chimiques. Les Actes du XXVIHeme congrès de la Société d'Ergonomie de Langue Française (SELF) qui avait pour thème « ergonomie et santé » témoignent aussi de l'étendue des champs de recherche et de la diversité des approches (Ramaciotti Bousquet [1993]). L'espace des relations entre travail et santé au sein de groupes homogènes de travailleurs est immense et encore relativement peu exploré, exception faite du domaine des maladies professionnelles reconnues comme telles, à cause de la spécificité des relations causales entre expositions et atteintes3. En dehors du domaine de l'hygiène du travail, la spécificité des environ- nements, des situations de travail, et des populations concernées, ne permet pas de mettre en évidence des lois générales. La recherche dans ce domaine doit non seulement produire des connaissances générales, mais aussi des modèles-cadres situés, datés et orientés vers la transformation des situa- tions de travail et de vie à l'intérieur de petits collectifs. Dans le rapport intitulé « santé et conditions de travail : une recherche à développer », l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale français [INSERM 1985, p. 66] insiste sur la nécessité de développer des méthodologies sur « l'articulation entre les enquêtes « légères » des méde- cins du travail et les enquêtes scientifiques « lourdes » : - pour étudier le rôle respectif que ces deux approches jouent dans la pratique ; Le rôle de l'activité professionnelle dans l'étiologie de nombreuses maladies est diffi- cile à établir. C'est souvent des raisons liées à l'assurance qui conduisent à le détermi- ner plus ou moins arbitrairement. Dans une biographie consacrée à Villermé (1782- 1863), précurseur de la médecine du travail en France, Valentin [1993, p. 149] écrit à propos des différences de mortalité observées entre les professions : « Sans doute les conditions d'environnement et de vie interviennent-elles autant que les nuisances professionnelles directes. » Pour Villermé cela revient au même : « N'est-il pas vrai qu'être tué par une pierre qu'un boulet de canon frappe et lance dans l'air, ou bien par le boulet lui-même, c'est également mourir d'un coup de canon ? ». Cette image lui permet de critiquer énergiquement le raisonnement d'Andrew Ure qui reconnaît la misère des tisserands mais refuse de la lier à leur profession. 17 - pour proposer dej^méthodes d'enquêtes courtes,-- utilisables sur le ter- rain par un petit nombre de chercheurs ou de praticiens, permettant d'obtenir une information directement utilisable. C'est exactement sur ce terrain que se situe notre recherche. Une difficile synthèse Il est difficile d'établir une synthèse des connaissances, pourtant très nom- breuses, produites par les recherches sur les relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Outre l'étendue du champ, la variété des méthodes d'analyse et dès descriptions peut être invoquée, mais à notre avis, la principale difficulté relève du « fossé » conceptuel qui sépare en- core les sciences humaines des sciences exactes. Dejours [1995] développe les problèmes épistémologiques que pose la prise en compte du « facteur humain » dans la recherche et dans l'action. Les difficultés dans l'approche scientifique du « facteur humain » sont principalement dues au fait qu'il relève à la fois des sciences de la nature (dimension biologique) et des sciences humaines (dimensions sociale et subjective). Dejours tente de relier sur le plan épistémologique les sciences expérimentales « empirico-analytiques » aux sciences humaines « historico-herméneutiques ». Il prétend même que les secondes méritent un statut épistémologique « comparable en dignité » à celui des premières (p. 105) ! L'auteur va plus loin. Il montre, comme l'avait fait Piaget, que même les sciences de la nature relèvent de constructions intellectuelles, ou, pour reprendre les termes de Piaget, d'une « structuration active du réel » (Piaget [1970], op. Cit., p.55). Dejours conclut son ouvrage en proposant le concept de « coopération » comme lieu de convergence des trois dimen- sions irréductibles du facteur humain : la dimension biologique, la dimen- sion sociale et la dimension subjective. Il en déduit logiquement que la dimension sociologique surdéterminerait les deux autres. Les résultats épidémiologiques relatifs à Ia mortalité par catégorie socioprofessionnelle, présentés plus haut, vont dans le sens de cette hypothèse. Il en va de même des recherches en psychologie sur les représentations corporelles qui montrent que les personnes appartenant aux catégories socio-économiques les moins favorisées ont une perception très « instrumentale » de leur corps, alors que les membres des classes diri- geantes ont des représentations plus « reflexives » qui conduisent à consa- crer plus d'attention au corps. Dans ce cas, le sociologique influence l'image de soi, le psychologique. 18 Les points de vue qui viennent d'être développés permettent de construire des passerelles, au plus haut niveau, entre les sciences de la nature et celles de l'Homme. Cependant, il ne s'agit pas seulement de construire des passerelles au ni- veau conceptuel. Il faut aussi en construire au niveau méthodologique. Il reste encore à choisir des méthodes permettant de relier ces dimensions sur « le terrain », en vue d'aboutir à des descriptions intégrant les dimensions biologiques et sociologiques, alors que les langages sont différents : d'un côté les formules, de l'autre les mots. Les difficultés rencontrées dans nos tentatives de modélisation des relations entre situations de travail, mode de vie et santé nous ont incités à réfléchir sur la forme des relations à modéliser. Très vite, nous sous sommes rendus compte qu'on ne pouvait pas faire l'impasse sur les chaînes de causalité circulaires qui, pour Bateson [1979, p.29], sont la règle plutôt que l'exception. Or, les modèles épidémiologiques, généralement fondés sur des calculs de régression, excluent par définition, les processus circulaires. Nous allons passer en revue les différentes formes de relations que nous rencontrons dans notre champ d'étude, avant d'envisager la manière dont nous pouvons les modéliser. Auparavant, nous évoquerons différentes représentations du concept même de santé et les définitions qui s'y rattachent ainsi que la manière dont les chercheurs issus de différentes disciplines abordent la question des relations santé-environnement. 19 Quelques formés caractéristiques dés relations entre situations de travail, modes de vie et santé Nous avons identifié, dans la littérature et au cours de l'analyse de nos pro- pres données, différentes formes caractéristiques des relations entre situa- tions de travail, modes de vie et santé. Nous allons les présenter et évoquer les problèmes que pose leur modélisation. Les relations causales directes (une seule et même cause pro- duit toujours le même effet) C'est la situation la plus simple : les mêmes causes ont toujours les mêmes effets. Une cause induit un effet dont l'intensité peut être reliée à celle de la cause par une fonction mathématique. On rencontre de nombreuses rela- tions de ce type en biologie et en physiologie. Pour évaluer l'exposition à différents produits toxiques, les hygiénistes du travail établissent des rela- tions « dose-réponse » qui permettent de relier l'intensité de l'exposition à un polluant, exprimée en termes de niveau et de durée, à l'intensité d'une « réponse » de l'organisme, exprimée en terme d'imprégnation (par exem- ple, plomb sanguin), de diminution de la performance (par exemple, temps de réaction) ou de n'importe quel autre type de « réponse » biologique ou physiologique. Les formes de ces relations sont diverses. L'effet peut être relié à la cause par une relation linéaire ou non linéaire. Pour certaines ex- positions et certains risques, on rencontre la fonction « échelon unité ». Pour une exposition donnée, l'effet est absent ou présent. A l'intérieur de ce cadre, on distingue les risques déterministes des risques stochastiques. Dans le premier cas, une exposition donnée produit les mê- mes effets chez toutes les personnes exposées, dans les limites de variabi- lité des processus naturels (exemples : risques électriques, mécaniques, toxiques). Dans le second cas, l'effet ne se produit pas pour l'ensemble de la population exposée mais seulement pour une partie de celle-ci (exem- ples : processus allergiques, processus de cancérisation). Enfin, on observe différents temps de latence entre l'exposition et la manifestation des effets. Ceux-ci peuvent être immédiats ou différés. Des temps de latence de plu- sieurs années, voire plusieurs dizaines d'années, ne sont pas rares (ex.: pro- cessus de cancérisation, silicose, surdité liée à l'exposition au bruit, etc.). Ces modèles sont adéquats à l'intérieur des limites d'exposition qui ont permis de les établir. A partir d'un certain niveau d'exposition, les risques changent de nature. Ainsi, par exemple, l'exposition à des niveaux de bruit très élevés (explosion) provoque des lésions du système auditif qui ne sont 20 pas de même nature que celles consécutives à des expositions prolongées à des niveaux moins élevés, qui elles, conduisent à la surdité professionnelle. A l'autre extrémité de l'échelle, on ne connaît pas la validité des modèles pour les expositions à de très faibles doses, notamment en ce qui concerne les risques stochastiques (exemple : cancers liés aux radiations ionisantes, risques allergiques). Dans de nombreux cas, la question de savoir s'il existe ou non des valeurs seuils au-dessous desquelles le risque est nul, fait l'objet de nombreuses discussions et polémiques. Le cadre des sciences positives s'avère parfaitement adéquat pour modéli- ser ce type de relations ; l'expérimentation en laboratoire, les investigations cliniques et les études épidémiologiques constituent un ensemble de mé- thodes complémentaires cohérent pour aborder ce type de problème dans la mesure où il se situe à l'intérieur même des sciences de la nature. Dans ce domaine, les limites de la connaissance sont économiques. Il est maté- riellement impossible de modéliser la totalité des risques liés à l'ensemble des constituants de l'environnement physique et chimique. Et quand bien même cela serait-il possible, nous nous trouverions confron- tés à la question de Ia potentialisation des effets de différents types d'exposition. En toxicologie, on trouve des travaux conduisant à la modéli- sation des effets synergiques de quelques composants, mais très vite les problèmes deviennent matériellement insolubles. Or, les expositions que nous rencontrons dans l'environnement professionnel ou naturel sont sou- vent des mélanges complexes de nombreux composants dont il est très dif- ficile de déterminer la toxicité. Outre leur coût, les recherches sont souvent très longues et durant ce temps la population n'est pas protégée. Plusieurs dizaines années ont été nécessaires pour convaincre4 les personnes de bonne foi de la nocivité du tabac. Les relations causales multiples (plusieurs causes conduisent à un effet spécifique) La plupart des atteintes à la santé ne peuvent pas être attribuées à une seule cause. Elles résultent des interactions entre plusieurs causes ou « facteurs 4 « Convaincre » et non « prouver ». Pour apporter la preuve scientifique de la nocivité du tabac, au sens où l'entendent les sciences positives, il faudrait tirer au sort à la nais- sance des individus qui fumeront au cours de leur vie et d'autres qui ne fumeront pas et suivre les deux groupes tout au long de leur existence. Seule cette méthode permettrait de réfuter l'argument selon lequel certains fumeurs ont des caractéristiques différentes des non-fumeurs, et que ce sont ces caractéristiques-là qui sont à l'origine des atteintes observées. 21 de risque ». Le but dg,,la recherche étiologique est de les identifier et de comprendre le rôle spécifique de chacun dans la survenue de la maladie. Ces recherches sont fondées sur une approche de la maladie différente de la précédente. Plutôt que de modéliser les effets sur la santé de facteurs envi- ronnementaux considérés individuellement, elles tentent de relier une pa- thologie bien définie à un ensemble de facteurs soupçonnés de concourir à la survenue et au développement de la maladie en question. C'est ainsi que l'on a pu établir des associations statistiques entre le risque de survenue d'accidents cardio-vasculaires et la consommation de tabac, le taux de lipides sanguins, la pratique sportive, la surcharge pondérale, etc. Les effets de chacun des facteurs et de leurs combinaisons sont estimés à l'aide de méthodes de régressions logistiques. On obtient alors des niveaux de risque relatif qui permettent d'estimer l'importance des facteurs considé- rés. L'une des principales difficultés de cette approche réside dans le choix même des facteurs pris en considération dans le modèle, étant donné les nombreuses intercorrélations entre les variables susceptibles d'entrer dans les modèles. C'est le cas notamment pour la plupart des variables socio- économiques : le revenu, le niveau de formation, la profession, le lieu de domicile, les habitudes alimentaires, l'accès au système de soin et bien d'autres variables contextuelles qui sont corrélées entre elles. En l'absence d'hypothèses solides sur la nature des processus qui régissent les liens entre ces variables et l'atteinte considérée, il est difficile de choisir celles qui sont prises en considération dans le modèle et ensuite d'interpréter les ré- sultats obtenus et de les intégrer dans des programmes de prévention. Nous nous sommes heurtés à ce type de difficulté à l'occasion des recher- ches sur l'enologie de Ia bronchite chronique auxquelles nous avons parti- cipé (voir par exemple Rey et al., [1977], Ramaciotti et al.,[1977]). Ces recherches portaient sur la mise en évidence des « effets » de la pollu- tion atmosphérique sur la santé respiratoire. Nous avons établi une carto- graphie de la répartition de la pollution par le dioxyde de soufre sur le ter- ritoire de l'agglomération genevoise, à partir d'un recensement des émis- sions polluantes, de relevés météorologiques et d'un modèle mathématique de dispersion atmosphérique des polluants. La carte ainsi obtenue a ensuite été vérifiée à l'aide de nombreuses analyses directes de la pollution. Paral- lèlement, une étude épidémiologique avait été conduite sur plus de mille personnes pour lesquelles nous avions recueilli des données sur leur état de santé respiratoire. A chaque personne, nous avons attribué un niveau de 5 On évoque ici essentiellement les effets négatifs des « facteurs de risque ». Les mêmes modèles peuvent également prendre en considération les « effets protecteurs » de cer- tains facteurs. 22 pollution correspondant à celui de son lieu de domicile. Après avoir contrô- lé l'effet prépondérant de la consommation de tabac, nous avons pu établir une relation statistique entre les niveaux d'exposition à la pollution et le risque de bronchite chronique. La qualité de ces travaux a été reconnue et ils ont été pris en considération lors de l'établissement de nonnes d'immissions. Nous avons cependant, très vite eu le sentiment que, bien que nous ayons trouvé ce que nous cher- chions, « la cause » des « effets » mis en évidence n'était pas la seule pol- lution atmosphérique. Nous avions même l'impression que nous aurions trouvé les mêmes « effets » si nous avions étudié n'importe quelle autre pathologie sans relation avec la pollution atmosphérique, tant les caracté- ristiques professionnelles et socio-économiques des populations se super- posaient avec les niveaux de pollution estimés. Nous avons d'ailleurs trouvé plus tard des résultats d'études qui établissaient des relations causa- les entre la santé respiratoire et le niveau socio-économique. A cette époque déjà, nous avons eu l'impression que la survenue et l'évolution de la maladie étaient moins en relation avec des facteurs de ris- que considérés isolément ou même ensemble, qu'avec l'appartenance des individus à des groupes présentant des caractéristiques personnelles et socioprofessionnelles communes. Plus tard, l'un de nos anciens collègues qui avait étudié le système de santé au travail italien a montré que celui-ci était organisé autour du concept de « groupes professionnels homogènes » (Morabia [1984].) Les effets multiples (une même cause provoque des effets mul- tiples) Les recherches qui proposent un bilan des « effets » positifs et négatifs sur la santé, de l'exposition à un « facteur de risque » ne sont pas nombreuses. Il a fallu que des chercheurs mettent clairement en évidence l'effet protec- teur, sur le plan des maladies cardio-vasculaires, d'une consommation quo- tidienne modérée de vin pour que l'on tente d'établir une synthèse des ef- fets globaux de la consommation d'alcool qui tienne compte à la fois de cet effet protecteur et des risques d'accident et d'atteinte hépatique accrus. Transposés trop rapidement et de manière décontextualisée dans le do- maine de la prévention, les résultats des études épidémiologiques portant sur des effets spécifiques conduisent à des recommandations parfois contradictoires6. Voir par exemple, la note 11, p.32, relative aux recommandations alimentaires. 23 Les effets non spécifiques (un même effet peut avoir pour ori- gine des causes différentes) La recherche étiologique se complique encore lorsque les atteintes étudiées ne sont pas spécifiques. En ergonomie par exemple, la fatigue des opéra- teurs constitue un indicateur d'astreinte important. Pour interpréter cet in- dicateur, il faut cependant savoir que la sensation de fatigue peut avoir une origine endogène et constituer un symptôme non spécifique de dépression. Si l'approche clinique des situations individuelles permet de maîtriser ce type de problème, leur prise en compte au niveau de populations plus im- portantes est plus difficile. De tels phénomènes conduisent à augmenter la variabilité autour des ajustements statistiques. A ce propos, il est intéressant de constater que l'epidemiologie considère davantage la variabilité dans sa dimension statistique (variabilité biologi- que) que comme le reflet de la multiplicité et de la variété des processus naturels et sociaux. Les « effets » se transforment avec le temps (les mêmes cau- ses n'ont plus les mêmes effets) La forme même des relations dose-réponse peut évoluer avec le temps. C'est-à-dire qu'elle n'est pas indépendante de l'histoire de l'exposition. Cette forme de relation peut être illustrée par les phénomènes d'accoutumance à certaines substances médicamenteuses. Pour obtenir un effet constant dans le temps, la dose doit augmenter régulièrement. Au-delà d'une dose donnée, les effets changent de nature : l'effet thérapeutique se transforme en un effet toxique. Des facteurs de risques multiples et diffus conduisent à des atteintes non spécifiques (un ensemble de causes conduit à des effets multiples et non spécifiques). C'est certainement le type de relations entre situations de travail, modes de vie et santé le plus répandu. Tous les individus doivent faire face en per- manence à un ensemble de contraintes physiques, mentales et sociales. Lorsque la gestion de cet ensemble dépasse les possibilités des personnes concernées, des troubles de la santé se manifestent. Ils ne peuvent pas être directement et spécifiquement reliés aux contraintes. On parle alors de surmenage, de « stress », de « burn out », d'états dépressifs, etc. Les symp- tômes sont de différentes natures et difficilement objectivables : troubles du sommeil, de la digestion, de la mémoire, nervosité, etc. 24 Les difficultés méthodologiques rencontrées dans l'établissement de rela- tions statistiquement significatives entre des contraintes clairement identi- fiables et des atteintes spécifiques, amènent souvent les scientifiques les plus positivistes à nier l'existence même de ces relations, souvent contre toute évidence7. Les travaux de recherche portant sur les « effets sur la santé » du travail de nuit et en horaires atypiques illustrent parfaitement ce cas de figure. Hormis l'augmentation des troubles du sommeil qui ressort clairement de la grande majorité des études, on se trouve, pour le reste, confronté à une multitude de résultats contradictoires. On rencontre le même type de difficultés lorsqu'on étudie les « effets sur la santé du travail sur écran de visualisation » ou que l'on tente de relier l'intensité des fac- teurs de risques biomécaniques et psychosociaux avec la survenue et la chronicisation des lombalgies. Les relations causales circulaires Les relations de causalité circulaire entre la maladie, la diminution de la capacité de travail, la pauvreté et l'aggravation de la maladie constituent un « cercle vicieux » évident. Dans la seconde partie de ce travail nous présenterons un modèle circulaire d'auto-entretien des douleurs lombaires. Nous évoquerons également des cercles « vertueux » qui permettent aux individus de faire face (« coping ») à la maladie. Les différentes formes qui viennent d'être évoquées, plus particulièrement les deux dernières, qui semblent être les plus fréquentes, ne nous paraissent pas modélisables mathématiquement dans le cadre d'une approche analyti- que. C'est l'une des raisons qui nous a conduits à nous intéresser, puis à adopter, l'approche systémique que nous allons évoquer plus loin. Auparavant, nous allons préciser les motifs qui nous ont incités à adhérer aux principes du constructivisme qui postule que la « réalité » que nous percevons est une « construction » qui n'est pas indépendante des structu- res de notre organisme. 7 Voir par exemple, la note 4, p. 20, relative à la reconnaissance de la nocivité du tabac. 25 Pour une approche constructiviste En tant qu'ergonome, nous tentons d'expliciter depuis de nombreuses an- nées les représentations qu'ont les opérateurs du système social et techni- que dans lequel s'inscrit leur activité de travail. Nous sommes à chaque fois surpris de la variabilité des représentations entre les acteurs d'un même système de production. Les résultats des recherches en ergonomie cognitive tentent d'expliquer les causes de cette variabilité à partir de caractéristiques individuelles des opérateurs, et surtout des conditions d'élaboration de ces représentations dont chacun reconnaît le caractère construit. Sur la base de ces constatations, nous avons de la peine à admettre le caractère de vérité universelle que l'on attribue aux connaissances scientifiques, qui elles, seraient indépendantes des conditions de leur production. La question de savoir s'il existe une « réalité » intrinsèque indépendante de l'observateur, ou si ce que nous appelons le « réel » relève d'une construc- tion dépendante de nos propres structures divise le monde scientifique. Schématiquement, les « positivistes » défendent le premier point de vue, les « constructivistes » le second. Nous aborderons très brièvement et schéma- tiquement ce qui sépare ces deux points de vue. En fait, les choses ne sont pas si simples. Il existe « des » positivismes et « des » constructivismes ainsi que bien d'autres positionnements épistémologiques possibles. Nous nous limiterons ici à un bref rappel du point de vue positiviste le plus ré- pandu. Nous présenterons ensuite l'approche du constructivisme à laquelle nous nous référons. Il s'agit d'une « (re)construction », principalement fon- dée sur les travaux de Piaget et de Varela. Le point de vue positiviste Le positivisme est intimement lié au nom d'Auguste Comte qui en fut le théoricien. Il postule « l'immuabilité des lois de la nature ». Toutes ces lois nous sont accessibles au travers de l'expérience et sont formalisables mathématiquement. Comte, en évoquant Ie champ de ce qui allait devenir la sociologie, parlait même de « physique sociale ». Pour accéder à ces lois, le chercheur doit isoler des « variables » pertinentes et trouver des règles qui permettent de les relier de manière à refléter le plus précisément possi- ble le réel. La définition de « la science » proposée par le « Grand Robert » et reprise par Le Moigne [1994, p.30] est fondée sur ce point de vue: « Ensemble des connaissances d'études d'une valeur universelle, ca- ractérisées par un objet et une méthode déterminée, et fondées sur des relations objectives véritables. ». 26 Le point de vue constructiviste On pourrait citer de nombreux précurseurs du constructivisme tels Giambattista Vico dont les écrits remontent au XVIIIe siècle. Plus tard, des philosophes comme Kant, Schopenhauer, et Wittgenstein ont développé des points de vue constructivistes (Lecomte [1997]). De nos jours, Von Glasersfeld [1988] défend l'idée d'un « constructivisme radical » qui ne considère plus la connaissance comme la représentation de « la réalité ». La connaissance est construite par l'organisme dans le but de « créer un ordre dans le flux de l'expérience ». Elle peut être considérée comme la recherche de manières de se comporter et de penser « qui conviennent ». Le point de vue de Piaget [1970, p.5] que nous adopterons ici, est plus nuancé. Pour lui « la connaissance ne saurait être conçue comme prédé- terminée ni dans les structures internes du sujet, puisqu'elles résultent d'une construction effective et continue, ni dans les caractères préexistants de l'objet, puisqu'ils ne sont connus que grâce à la médiation nécessaire de ces structures et que celles-ci les enrichissent en les encadrant (ne serait-ce qu'en les situant dans l'ensemble des possibles). ». Piaget considère que la connaissance résulterait des interactions intimes entre le sujet et l'objet. L'instrument d'échange entre sujet et objet ne serait pas la perception mais l'action, car la perception serait elle-même action. Cette idée d'interactions entre objets et sujets est omniprésente dans l'œuvre de Piaget. En 1937, il écrivait déjà que «L'intelligence (...) organise le monde en s'organisant elle-même » (repris dans Piaget [1977]). La théorie de « l'enaction » développée plus tard par Varela [1988] dans le domaine des neurosciences est proche de celle de Piaget. Pour Varela, la connaissance résulte d'un « couplage structurel » entre le cerveau et l'environnement qui « enacte» ou « fait émerger » un monde commun à l'espèce. Cette construction est le fruit de l'histoire des espèces (phyloge- nèse) et des individus (ontogenèse) qui constituent des « lignées viables ». L'auteur donne l'exemple des oiseaux qui, semble-t-il, utilisent quatre cou- leurs primaires, alors que l'Homme n'en utilise que trois. Il infère de cette différence que nous avons affaire à deux mondes perceptuels différents et non superposables mais tous deux viables. Dans un tel contexte, l'intelligence ne se définirait plus comme la faculté de résoudre des pro- blèmes, mais comme celle de « pénétrer un monde partagé ». En fait, l'opposition entre les « positivistes » et les « constructivistes » est Ia suivante : les premiers considèrent un monde prédéterminé, régi par des lois universelles, et accessible à la connaissance; les seconds, considèrent un monde en perpétuelle transformation, construit au travers de l'action et non « connaissable » indépendamment des structures internes de l'observateur. 27 Notre positionnement .^t'^tx^y ¦ ' *- '¦¦ * v Imprégné de positivisme par des études techniques, notre position, au fil des années, des travaux de recherche et des lectures, a évolué vers le point de vue plus constructiviste que nous défendons dans le cadre de cette thèse. Cette évolution est certainement liée au thème même de nos recherches qui se situent au carrefour des sciences physiques, biologiques et sociales. Elle est aussi liée au choix d'une approche transdisciplinaire qui nous a très tôt confrontés aux contradictions des résultats publiés dans la littérature et à des difficultés méthodologiques dues aux positionnements épistémologi- ques souvent implicites adoptés par les chercheurs de différentes discipli- nes. Enfin, en tant qu'intervenant en ergonomie, nous avons ressenti la dif- ficulté du passage de la connaissance à l'action. Mais ce n'est que très tard que nous avons compris, toujours au travers de Piaget, à quel point le chercheur est lui-même le « produit » de ses recher- ches, comment son objet d'étude le forme et le transforme et comment, ré- ciproquement, il modifie les faits qu'il observe [Piaget 1970, p.54]. A la lumière de ce point de vue, nous avons mesuré combien le cadre conceptuel développé ici est le produit d'un parcours atypique, tant sur le plan de la formation que sur celui de la carrière. Si, dans les années 70, nos premières tentatives d'élaboration de modèles épidémiologiques détermi- nistes sur les « effets » des polluants atmosphériques sur le système respi- ratoire, avaient abouti à des résultats plus convaincants, nous n'aurions pas été tentés d'explorer d'autres voies. Dans les années 80, lorsque nous nous sommes tournés vers l'ergonomie, discipline orientée vers la transforma- tion des conditions de travail, nous avons été confrontés à la double néces- sité de répondre à la fois aux exigences académiques fondées sur des critè- res scientifiques et aux exigences d'efficacité des entreprises dans les- quelles nous intervenions. Dans les dernières années, les difficultés ren- contrées au niveau du financement de la recherche nous ont conduit à faire plus d'interventions et à nous centrer encore davantage sur le caractère opératoire des modèles élaborés. Ce qui précède, montre bien à quel point le positionnement épistémologi- que du chercheur quel qu'il soit, dépend de son histoire et de ses propres représentations du monde. Le concept de « représentation » sur lequel est fondé le constructivisme est également central en ergonomie. Celle-ci, considère que tout opérateur définit ses stratégies operatives sur la base des représentations mentales qu'il construit au cours de ses interactions avec le système de production. Nous n'avons pas de raison de penser que la construction des représenta- tions des chercheurs auxquelles on attribue le statut de « modèle scientifi- que » relèvent d'autres processus que ceux qui régissent la construction des 28 représentations de tout un chacun. Nous nous proposons donc de considérer l'activité des chercheurs et intervenants en ergonomie et santé au travail à la lumière des connaissances que l'ergonomie a elle-même produites pour l'analyse de l'activité des autres. Les représentations en ergonomie Nous aborderons donc ici la question des représentations, d'une manière très reflexive et auto-référencée. En tant que chercheur, nous construisons des représentations des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, susceptibles d'être partagées. En tant qu'ergonome, nous participons à la transformation des situations de travail en tentant d'appréhender les représentations qui guident l'action des « opérateurs » dans la réalisation des objectifs productifs qui leur sont assignés. Le concept même de représentation est sujet à discussion. Varela [1989 (p. 98-103)], évoque deux significations de la notion de représentation. La première porte sur un sens « faible » du terme qui, pour Varela, est accep- table. La représentation est ici considérée pragmatiquement comme une « interprétation » du monde. Elle ne véhicule aucune implication « épistémologique ou ontologique ». Dans son acception « forte », la définition de la représentation s'inscrit dans le paradigme des sciences po- sitives qui présume que le monde est prédéfini indépendamment de toute cognition. La connaissance que nous en avons serait fondée sur des repré- sentations reflétant, comme un miroir, les propriétés préexistantes du monde. Cette signification « forte » n'est pas compatible avec une vision constructiviste fondée sur l'idée que les représentations ne sont pas indé- pendantes des structures cognitives de 1'« observateur ». D'autres auteurs ont mis l'accent sur la confusion possible entre l'objet de sa représentation, le nom et la chose nommée. Nous rappellerons à ce pro- pos la formule de Korzybski : « la carte n'est pas le territoire » (la carte est une « interprétation » du territoire). On peut aussi se référer au célèbre ta- bleau de Magritte représentant une pipe au-dessus de l'inscription « ceci n'est pas une pipe » (c'est la représentation d'une pipe). Enfin, pour Bateson [1979, p. 36], nommer revient toujours à classer, à cartographies Pour cet auteur, ce qui relie la chose et la chose nommée, c'est un rapport de codage effectué dans l'hémisphère dominant du cerveau. L'hémisphère Nous aurions pu aborder Ia question des représentations dans le cadre plus général des sciences cognitives. Nous avons préféré présenter le point de vue de l'ergonomie qui est davantage focalisé sur la problématique de l'action. 29 symbolique et affectif, Ie droit, serait incapable d'effectuer cette distinc- tion, ce qui conduirait à confondre le nom et la chose nommée. L'ergonomie proprement dite, distingue deux types de représentations : les représentations orientées vers la description et la compréhension du monde et celles orientées vers sa transformation, vers l'action. Dans un état de la question, Leplat [1985] citant Norman [1983] décrit quatre niveaux qui vont de l'objet du monde réel à la méta-représentation d'un observateur extérieur au système. Les quatre niveaux sont les sui- vants : 1. L'objet du monde « réel » qui constitue Ie système de référence. 2. La représentation de l'expert, qui selon Norman constitue « une repré- sentation appropriée » du système de référence au sens qu'elle est exacte, consistante et complète ». Elle constitue le modèle concep- tuel. 3. La représentation de l'opérateur que Leplat appelle représentation fonctionnelle, parce qu'elle est construite dans la perspective de l'action. 4. La représentation de l'observateur (de l'ergonome), élaborée à partir de l'observation du monde « réel » et de l'étude des représentations des experts et des opérateurs. Norman qualifie la représentation de cet observateur extérieur au système, de méta-modèle, c'est-à-dire de « modèle d'un modèle ». Cette classification est intéressante dans la mesure où elle met en évidence la multiplicité des représentations possibles d'un même système de réfé- rence. Par contre, si l'on se place d'un point de vue constructiviste, nous ne pouvons pas partager l'idée selon laquelle les représentations de l'expert, de l'opérateur et de l'observateur du système auraient des statuts différents. Selon nous, le modèle conceptuel et le méta-modèle sont également des représentations fonctionnelles au même titre que celle de l'opérateur, mais élaborées avec des objectifs différents. La distinction entre modèle conceptuel et représentation fonctionnelle re- lève de la difficulté soulignée par Granger [1992, p.14] de passer de la science aux gestes concrets d'application, « gestes qu'il faut inventer à partir de représentations abstraites, aucun modèle, au sens ordinaire du terme, n'étant alors proposé à l'imitation » . Stengers [1996] rappelle (p.74) que V«application» des lois fondamentales de la mécanique qui négligent les frottements n'auraient pas permis l'invention de la roue. Dans le même ouvrage, Stengers (p.90) remarque également que la machine à vapeur a été développée avant la découverte du cycle de Carnot. Sa formalisation n'a pas conduit 30 Dans ces conditions, on ne peut pas admettre le statut privilégié, de réfé- rence, accordé à la représentation de l'expert en regard de celle de l'opérateur. L'expert et l'opérateur sont, selon nous, deux opérateurs qui visent des objectifs d'action différents, qui leur sont propres. A ce propos, nous partageons le point de vue d'Atlan [1986] qui considère qu'il existe des rationalités différentes qu'il serait vain de vouloir unifier par la recherche d'une « Rationalité Ultime éternelle et ubiquitaire ». On se trouve donc ici face à trois représentations : celles de l'expert, de l'opérateur et de l'observateur. Ces représentations dont différentes parce qu'elles correspondent à des rationalités différentes. Si l'on admet le caractère fonctionnel de la représentation de l'observateur, le statut du chercheur en ergonomie est assez particulier. Il se trouve dans la situation inconfortable d'un opérateur dont la tâche est à la fois de trans- former les situations de travail de manière à promouvoir la santé et la pro- ductivité et d'élaborer les modèles conceptuels qui constituent le fonde- ment de la discipline ergonomique. Dans un tel contexte, c'est l'étude des caractéristiques des représentations fonctionnelles qui nous semble au cœur de la problématique, dans la me- sure où elle devrait nous permettre de mieux comprendre comment agis- sent : F« expert » lorsqu'il construit un modèle conceptuel, l'opérateur qui vise un objectif productif et l'ergonome qui participe à la transformation des situations de travail. L'ergonome construit un méta-modèle, à partir de l'observation de certains aspects du système de référence, et de l'étude des représentations des autres « acteurs » (experts et opérateurs). Ce méta-mo- dèle peut alors être considéré comme la représentation fonctionnelle de l'ergonome, celle sur laquelle il fonde son action. Les caractéristiques des représentations fonctionnelles Spérandio [1983, p. 82] présente les travaux de Dimitri Ochanine qui a dé- veloppé le concept « d'image operative » : l'image operative « a pour point de départ la dualité fonctionnelle du psychisme : une fonction cognitive qui permet à l'homme de constituer les données dont il a besoin, [...] et une fonction régulatrice qui permet l'action. ». Ces images ont des carac- téristiques particulières. Ochanine souligne leur caractère intentionnel, l'adaptation aux objectifs du travail, le laconisme, la plasticité et la dé- formation fonctionnelle. à des améliorations significatives du rendement des machines. Celles-ci ont été obte- nues grâce aux développements techniques. 31 On retrouve, sous d'autres termes, les mêmes caractéristiques dans la des- cription des « représentations fonctionnelles » auxquelles Leplat [1985, p. 110], confère les propriétés suivantes : - elles sont finalisées, orientées vers l'objectif à atteindre ; - elles sont sélectives, c'est-à-dire qu'elles ne portent que sur les élé- ments du système nécessaires à l'accomplissement des objectifs ; - elles sont déformées, c'est-à-dire qu'elles accentuent l'importance des points essentiels pour l'action. On parle de déformation fonctionnelle ; '- elles sont instables ; c'est-à-dire qu'elles se modifient alors que le système de référence reste le même ; - elles ne sont pas toujours « scientifiques »10 dans la mesure elles sont élaborées uniquement en fonction du but à atteindre. Norman, cité par Leplat [1985, op. cit.] s'étonne du fait que « la compré- hension que la plupart des gens ont des dispositifs avec lesquels ils inter- agissent est étonnamment faible, imprécise dans sa définition, et pleine d'inconsistances, de lacunes et de traits idiosyncratiques ». A propos du dernier point, Norman ne semble pas s'interroger sur les rai- sons pour lesquelles « ça marche ». Pourquoi malgré tout, le plus souvent, l'opérateur atteint-il le but recherché ? Peut-être est-ce parce que, comme le souligne Cazamian [1973, p.16], le praticien ne reconnaît pas ses propres valeurs opératoires dans le modèle conceptuel qu'on lui propose. Cela signifierait que la représentation fonctionnelle ne serait pas qu'un « sous- produit » reflétant de manière plus ou moins adéquate et exacte le modèle conceptuel, mais bien une représentation originale, construite par l'opérateur au cours de son apprentissage et au travers de ses interactions avec Ie système de référence. L'instabilité des représentations fonctionnelles pourrait être considérée comme le résultat de l'évolution des stratégies qui permettent à l'opérateur de faire face aux aléas du système pour atteindre plus rapidement et plus sûrement le but assigné. La déformation fonctionnelle pourrait être consi- dérée comme un instrument de « grossissement » permettant de piloter le système avec plus de précision, et le caractère sélectif de Ia représentation comme un moyen de focaliser l'attention de l'opérateur sur les paramètres essentiels de la conduite du système. Si l'on se situe comme Leplat et Norman dans la perspective des sciences positives. Effectivement, ces représentations ne portent pas sur des « lois universelles » transmis- sibles, mais sur l'accumulation d'expériences concrètes, fondées sur des savoir-faire heuristiques. 32 Les observations de Coriat [1980, p.91] réalisées à l'occasion de l'automatisation d'un processus industriel ont montré que la programma- tion des automates était plus performante lorsqu'elle était fondée sur les représentations fonctionnelles des opérateurs que lorsqu'elle était fondée sur le modèle conceptuel des ingénieurs. Ces constatations posent la question de savoir qui est « l'expert » du do- maine considéré : le concepteur ou l'opérateur ? Ainsi que nous venons de le suggérer, il s'agit certainement d'une fausse question : les deux types de représentations ne peuvent pas être opposés. Les représentations sont pro- bablement de même valeur, mais de nature différente, car leurs finalités ne sont pas les mêmes. Elles constituent des points de vue différents sur un même objet. Dans cette perspective, les représentations de l'expert, de l'opérateur et de l'observateur du système sont différentes en raison des objectifs d'action propres à chacun des acteurs et de leur position au sein du système. On peut dès lors s'interroger sur le type de recherche à conduire pour cons- truire, lorsque des connaissances scientifiques de portée universelle font défaut, des modèles de type fonctionnel, orientés davantage vers l'action que vers la connaissance et l'explication. Cette préoccupation n'est pas nouvelle, on la retrouve dans de nombreuses disciplines. Elle est à l'origine des sciences dites « de la décision » et de la problématique de la « recherche-action ». La question serait plutôt de définir un cadre de recherche qui permette de conférer un statut scientifique à ce type d'approche afin que l'on considère « epistemologie » et « praxéologie », « science » et « pratique » dans leurs complémentarités, plutôt que dans leurs contradictions. Dans le champ de la santé, l'épidémiologie, en tant que discipline scientifi- que, se situe incontestablement dans le paradigme positiviste. Par contre, il est curieux de constater avec quelle légèreté on passe de modèles statisti- ques solidement établis sur la base de « quelques variables bien contrô- lées » à des mesures de prévention pouvant avoir un impact considérable sur les modes de vie des personnes et des populations. C'est manifestement le cas dans le domaine des recommandations en matière d'hygiène ali- mentaire. Elles varient rapidement dans le temps et sont souvent contra- dictoires11. Aux dernières nouvelles, l'alcool est toxique mais une consommation modérée de vin protégerait contre les maladies cardio-vasculaires, le chou contient une substance hau- tement toxique mais protège contre certains cancers, le beurre augmente le taux de lipi- des sanguins mais sa suppression de l'alimentation peut provoquer des carences en vi- tamine A, etc.(cf. citation Drulhe, note 2, p. 14). 33 De telles contradictions ne sont pas absentes du domaine qui nous inté- resse : une même situation de travail peut s'avéféf positive pour l'équilibre de certains individus et négative pour celui d'autres ; elle peut être favora- ble à un moment donné de la vie d'une personne et défavorable à un autre moment de son existence. Lors de nos interventions ergonomiques, nous ressentons fortement l'absence d'un niveau de description et d'analyse intermédiaire, qui per- mettrait de relier entre elles, dans un modèle global, des connaissances scientifiques partielles et éclatées, issues de disciplines différentes. Pour concevoir de tels modèles, nous avons besoin de cadres théoriques et méthodologiques sur lesquels fonder nos mesures et observations12, si nous ne voulons pas tomber dans les pièges que nous dénonçons. 12 Pour Stengers [1996] «toutes les mesures ne se valent pas. Et toutes les données issues des mesures ne se valent pas non plus. On peut mesurer tout ce qu'on veut, mais une donnée véritablement expérimentale doit désigner ce qui est mesuré comme sus- ceptible de rendre raison de la signification de la mesure, susceptible du même coup de définir ce qui doit entrer dans la description, ce qui peut être éliminé en tant que com- plication contingente ». Lorsque cette possibilité de mise en scène n'existe pas, la des- cription doit être dite empirique ou instrumentale, c'est-à-dire déterminée par les diffé- rents types d'instruments aussi sophistiqués soient-ils et par les observables qui leur correspondent. Ces observables n'obligent à rien, les exigences qu'elles satisfont étant celles de l'instrument, non celles d'une question qui assignerait sa signification à la donnée instrumentale ». 35 La modélisation des relations entre situations de tra- vail, modes de vie et santé La notion de « modèle » Pour Walliser [1977], « la notion de modèle recouvre toute représentation d'un système réel, quelle que soit la forme de cette représentation : mentale ou physique, verbale, graphique ou mathématique ». En langage mathé- matique, modéliser revient à établir un isomorphisme entre l'objet à mo- déliser et le modèle. Cependant, le modèle parfait d'un objet n'existe pas dans la mesure où il ne pourrait plus être distingué de l'objet lui-même. Le « Petit Robert » définit le modèle comme « ce qui doit servir d'objet d'imitation pour faire ou reproduire quelque chose ». Cette définition est plus large que Ia précédente dans la mesure où elle définit le modèle en re- lation avec des objectifs d'action : l'imitation ou la reproduction. Catégorisation des modèles Selon les perspectives d'action Aucun modèle ne pouvant refléter parfaitement et complètement un objet, la conception du modèle ne peut pas être indépendante du projet du modé- lisateur. Les modèles ne constituent qu'un « point de vue » sur l'objet mo- délisé. Walliser [1977, op. cit.] distingue quatre types de modèles corres- pondants à quatre projets d'action : décrire, prédire, décider et réglementer. Ces types sont les suivants : 1. Le modèle cogniti/qui a pour fonction de fournir une représentation plus ou moins conforme d'un système existant, mettant en évidence certaines de ses propriétés et permettant éventuellement d'en déduire d'autres ; 2. Le modèle prévisionnel qui a pour fonction, à partir de la connaissance d'un système dans des situations données, d'inférer son comportement dans des situations non encore observées ; 3. Le modèle décisionnel qui a pour fonction de fournir à un décideur des informations lui permettant d'éclairer une décision visant à modifier le système ; 4. Le modèle normatif qui a pour fonction de fournir une représentation plus ou moins idéale du système à créer, mettant en évidence certaines de ses propriétés souhaitables. 36 Modèles-cadres et modèles locaux (Reason) La distinction entre modèles-cadres et modèles locaux - ou théories cadres et théories locales - proposée par Reason [1993, pp. 82-83] s'inscrit par- faitement dans notre problématique. Le modèle local, est orienté vers la connaissance et le modèle-cadre vers l'action. Le tableau 1 présente une comparaison entre les caractéristiques principales de ces deux types de théories. THÉORIE LOCALE THÉORIE-CADRE Analyse Synthèse Prédiction Description Refutable Sujette à changement de paradigme Insiste sur les différences théoriques S'appuie sur des accords entre théories Etablie au laboratoire Dérivée d'observations naturelles et cliniques Relève de la tradition des sciences naturelles Relève des traditions de l'ingénieur et des traditions cliniques Utilise les techniques expérimentales pour établir des relations causales Réalise des observations extensives et naturalistes pour dériver des approximations de travail utiles Stratégies de recherche : Réaliser des expériences pour départager des partis opposés Stratégies de recherche : concevoir des études pour identifier les conditions qui limitent les généralisations Tableau 1 : comparaison entre des caractéristiques principales des théo- ries locales et des théories-cadres (Reason [1993]). L'auteur défend l'élaboration de modèles-cadres adaptés à l'action, tout en précisant que : « En d'autres temps ou dans d'autres disciplines, il ne serait pas nécessaire de discuter ces différences de style théorique, mais je suis conscient que, pour beaucoup d'expérimentalistes, les « approximations de travail » proposées par les modèles globaux présentent peu (ou pas) d'intérêt, car elles ne parviennent pas à départager les alternatives théori- ques disponibles [...] De leur point de vue, le fait que plusieurs théories actuelles (ou toutes les théories) puissent générer un même énoncé le rend vide de sens. Mais, en revanche, c'est précisément cette propriété d'unanimité qui attire le « théoricien cadre » ». 37 Avec le concept de «^modèle-cadre » qui vient d'être évoqué nous appro- chons le niveau d'analyse plus global, plus pertinent pour l'action que nous recherchons. Nous entrons également dans le domaine de l'approche sys- témique qui sera développée ci-après. Modélisation analytique et modélisation systémique Dans le monde des sciences positives, l'absence de précisions sur les ob- jectifs du modélisateur est moins importante dans la mesure où le modèle est considéré comme le reflet exact du monde « réel ». Le modèle permet à la fois de comprendre les événements passés et actuels (modèle cognitif), de prédire l'avenir (modèle prévisionnel) et de décider (modèle décision- nel). La fameuse sentence de Laplace témoigne de cet idéal : « Une intelli- gence, qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, em- brasserait dans une même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l'avenir comme le passé seraient présents à ses yeux. Tous les efforts de l'esprit humain dans la recherche de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir ». Dès que l'on ne considère plus le monde comme « câblé », soumis à des lois éternelles, mais comme le résultat d'une construction, le projet et la position du « modélisateur » doivent être spécifiés car ils déterminent dans une large mesure les utilisations possibles du modèle. Une fois admis le principe de la diversité des modèles et leur caractère de construction provisoire, il reste à choisir entre une approche analytique de la modélisation et une approche systémique. Très schématiquement, on oppose l'approche systémique à l'approche analytique fondée sur les quatre préceptes que Descartes a énoncés dans le « discours de la méthode » et qui constituent le fondement des sciences positives : le précepte d'évidence, le précepte réductionniste, le précepte causaliste (déterministe) et le précepte d'exhaustivité . Les quatre préceptes du « discours de la méthode » : « Ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et cons- tante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer. « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la 38 A ces quatre préceptes bien connus, Le Moigne [1977, p. 23] en oppose quatre autres qui pourraient constituer les fondements de l'approche systé- mique : 1. Le précepte de pertinence : tout objet considéré se définit par rapport aux intentions implicites ou explicites du modélisateur. 2. Le précepte du globalisme : considérer l'objet à connaître comme une partie immergée et active d'un plus grand tout. 3. Le précepte téléologique : comprendre le comportement de l'objet par rapport aux projets que le modélisateur attribue à l'objet. 4. Le précepte de Yagrégativité : toute représentation est délibérément simplificatrice. connusse évidemment être telle, c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présente- rait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de la mettre en doute. « Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. « Le troisième, de conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu'à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. « Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. « Ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la con- naissance des hommes s'entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraies qui ne le soient et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloi- gnées, auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. » (cités par Le Moigne [1977, p.10]) 39 Le tableau 2. proposé par Durand [1979, p. 8], résume ce qui précède. Approche rationaliste Préceptes : Approche systémique Préceptes : D'évidence de pertinence (par rapport au chercheur) réductionniste (priorité à l'analyse) de globalisme (par rapport à l'environnement du système) causaliste (raisonnement linéaire) Téléologique (recherche du comportement du système) d'exhaustivité d'agrégativité (en vue d'une représentation simplificatrice) Tableau 2 : comparaison entre approche rationaliste classique et approche systémique (Durand [1979, p. 8J). Le précepte d'évidence est remis en cause par le point de vue constructi- viste en tant que tel. Morin [1990, p.62] va jusqu'à prétendre que « la bio- logie de la connaissance nous montre, en effet, qu'il n'y a aucun dispositif, dans le cerveau humain, qui permette de distinguer la perception de l'hallucination, le réel de l'imaginaire; (...) ». Le précepte réductionniste est remis en cause par de nombreux auteurs qui prétendent que le tout est différent de la somme des parties. Cet axiome constitue l'un des principaux fondements de l'approche systémique. Dans le domaine qui nous intéresse, il est évident que le corps humain constitue une totalité différente des organes qui le composent et que la société ne peut pas être considérée comme une simple somme d'individus. Le précepte de causalité est lui aussi remis en question. Les « longues chaî- nes de raisons toutes simples et faciles » évoquées par Descartes ne sont certainement pas les seules formes des relations entre les objets et les êtres qui composent le monde. Le Moigne [1977, op. cit., p.16], rappelle « les horribles méfaits du béhaviorisme » en psychologie14. Nous avons montré plus haut que les simples enchaînements de relations causales ne suffisaient pas toujours pour modéliser les relations entre santé et environnement. Enfin, au précepte d'exhaustivité, on peut opposer la notion de « complexité » qui ne permet plus au chercheur d'envisager de faire 14 voir la critique des expériences de Skinner p. 55 40 comme Descartes le proposait assuré de ne rien omettre ». « un dénombrement si entier qu'il soit Le choix de l'une ou l'autre des approches qui viennent d'être esquissées conditionne non seulement le choix des méthodes d'investigation, mais également la démarche de modélisation. Là figure 1 permet de comparer les deux approches. Conditions de travail Situations de travail modes de vie Identification de contraintes spécifiques I Etablissement de relations "doses-réponses" I Promulgation et application de normes I Ensemble de contraintes spécifiques et non spécifiques ï Etude des processus d'équilibration ï Recherche et mise en oeuvre de solutions spécifiques Figure 1 : comparaison entre approche analytique et approche systémique des relations entre situation de travail, modes de vie et santé. La démarche analytique, (à gauche sur la figure) est fondée sur la modéli- sation des « effets » d'un ensemble de contraintes identifiées et mesurables. Les valeurs mesurées, sur le terrain, pour chaque contrainte, sont confron- tées à des normes établies sur la base de relations « dose-réponse », cons- truites en laboratoire ou à partir de données épidémiologiques. Chaque contrainte est évaluée pour elle-même, quel que soit le nombre de contraintes différentes auxquelles les travailleurs sont soumis, sauf pour les expositions multiples aux produits chimiques où il existe des règles, relati- 41 vement arbitraires de,corrections des normes en cas ,d'expositions multi- ples. 'î;> ' La démarche systémique (à droite sur la figure) est fondée sur la modélisa- tion de l'ensemble des contraintes professionnelles et non professionnelles auxquels les travailleurs sont soumis, indépendamment de la nature de ces contraintes15. Le modèle porte autant sur les processus mis en oeuvre par les individus pour faire face à ces contraintes que sur leurs « effets ». La prise en compte des contraintes liées à l'environnement, (au contexte) conduit à la recherche de solutions spécifiques à chaque situation de travail. Une abondante littérature alimente la controverse entre les tenants des deux approches. Nous ne citerons ici que l'ouvrage de Pessis-Pasternak [1991] qui rassemble les points de vue de chercheurs parmi lesquels, René Tom, Ilya Prigogine, Henri Atlan, Edgar Morin, et Jean-Pierre Changeux. Les arguments des uns et des autres montrent que l'on se trouve en face de deux systèmes de pensée disjoints. Nous ne sommes pas en mesure de « prouver la rationalité » de la démarche qui nous a conduits à privilégier une approche systémique plutôt qu'analytique. Il s'agit d'un choix « architectural » qui n'est pas sans répercussions sur la forme de nos « constructions » ! 15 Ce qui n'exclut naturellement pas la mesure d'expositions particulières, notamment aux agents physiques et chimiques et l'application des normes en vigueur. Dans ce cas, ce qui diffère, c'est la prise en considération des conséquences de ces expositions et des contraintes éventuelles liées aux mesures de prévention dans un ensemble plus vaste. 43 Approche analytique de la modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé Il n'est pas question d'aborder ici de manière détaillée la question de la modélisation analytique des relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Nous limiterons le propos à la présentation d'un modèle illus- trant la démarche pour permettre au lecteur de comparer cette approche avec l'approche systémique développée plus loin. La figure 2 représente un modèle-cadre développé par Cooper [1985]. Sources de stress I ndividi i Symptômes de stress Maladies Intrinsèques au travail Caractéristiques individuelles Symptômes individuels Pression sanguine élevée Etat dépressif Consommation excessive d'alcool Irritabilité Douleurs thoraciques —? Cardiopathies coronnariennes Maladies mentales Rôle dans l'entreprise ----^ Relations dans le travail Perspectives de carrière Symptômes dans l'entreprise —? Grèves prolongées Accidents fréquents et graves Apathie Organisation et climat de l'entreprise Absentéisme élevé Forte rotation du personnel Difficultés relationnelles Qualité médiocre Interface foyer / travail C. L Cooper 1985 Figure 2 : exemple de modèle-cadre déterministe des « effets » sur la santé de certains facteurs professionnels et non professionnels (Cooper [1985]). Des « stresseurs » provoquent des « précurseurs » de maladie, qui se mani- festent par des symptômes et des comportements particuliers qui condui- 44 sent à la maladie et à des dysfonctionnements dans l'entreprise. Cependant, les relations statistiques entre « stresseurs », « précurseurs de maladie » et maladie sont entachées d'une très grande variabilité16. Pour tenter de réduire cette variabilité, les chercheurs définissent plus pré- cisément les concepts de « stresseurs » et d'« effets », quitte à en limiter la portée et l'intérêt pratique. Une autre façon de réduire la variabilité autour des ajustements est d'introduire des caractéristiques individuelles dans les modèles. Outre des variables démographiques telles que le sexe, l'âge ou l'ancienneté au poste de travail, des chercheurs intègrent à leur modèles des facteurs de personnalité, de classes sociales et même de couleur de peau ! Du point de vue constructiviste, on pourrait affirmer que les chercheurs « construisent » les différences qu'ils interprètent ensuite en termes plus souvent biologiques ou psychologiques que sociaux. Ainsi par exemple, les différences entre hommes et femmes sont plus souvent attribuées à des facteurs biologiques qu'aux différences de rôles dans la société17. Enfin le caractère causal de ce type de modèle, exclut l'hypothèse selon laquelle l'état de santé des personnes influencerait en retour leurs compor- tements et leurs actions sur l'environnement. Dans la tradition anglo- saxonne, c'est un champ de recherche indépendant : le « coping », en fran- çais, l'étude des stratégies mises en œuvre par les personnes pour « faire face » à la maladie et aux contraintes d'autres natures auxquelles elles sont soumises. Les coefficients de corrélation sont souvent inférieurs à 0.1 et ne dépassent pas fré- quemment 0.5. La grande taille des populations étudiées fait que de telles valeurs sont, d'un point de vue statistique, hautement significatives. Il n'en demeure pas moins que ces résultats n'ont quasiment aucun pouvoir prédictif au niveau des groupes et a fortiori des individus. Par contre, ils présentent un intérêt pour la santé publique. 17 Drulhe [1996, op. cit., pp. 125 et ss.] fait une critique radicale de cette epidemiologie qu'il qualifie de « sociale ». Il se pose également la question de savoir dans quelle me- sure l'état de santé peut être l'un des fondements des disparités sociales (p. 196). 45 Ce modèle peut être considéré comme un « modèlercadre », au même titre que le « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » au- quel nous nous référons et qui est présenté plus loin (cf. Figure 7 p. 60). Il intègre une somme importante de connaissances empiriques dont on ne peut pas faire abstraction dans la pratique. Pour nous, c'est une étape vers la construction de modèles plus globaux. 47 Approche systémique de la modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé Définitions L'approche systémique, issue des travaux des cybernéticiens et des structu- ralistes, repose sur la notion de « système ». De nombreuses définitions de ce terme ont été proposées. Durand [1979, op. cit.] en cite plusieurs parmi lesquelles nous retiendrons les trois suivantes : 1. Pour de Saussure, linguiste genevois, le système est « une totalité orga- nisée, faite d'éléments solidaires ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en fonction de leur place dans cette totalité ». 2. Pour von Bertalanffy, auteur de « la théorie générale des systèmes », un système est un « ensemble d'unités en interrelations mutuelles ». 3. Pour le biologiste de Rosnay, le système est un « ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d'un but ». Sur la base de ces trois définitions nous retiendrons les termes de « totalité », « d'organisation », « d'interrelations », de « dynamique » et de « but ». Nous y ajouterons la notion de « complexité » sur laquelle insistent de nombreux auteurs, par exemple Morin [1990], Atlan [1979,1986,1991], Ruelle [1991]. La complexité Selon Paulré [1989], le développement de la modélisation systémique est lié à deux facteurs : - « la croyance en l'existence de propriétés, de méthodes générales identiques valables pour tous les types de systèmes, quelle que soit leur nature concrète » ; - la reconnaissance de la « complexité de différents types d'objets , de phénomènes ou de problèmes (...) ». Par « complexité » il faut entendre : - l'impossibilité d'aborder les problèmes de manière réductionniste, par fragmentation ou par réduction ; - la nécessité de faire appel à des disciplines différentes (caractère transdisciplinaire des problèmes) ; - le caractère non linéaire des relations étudiées (des interactions) ; 48 Le même auteur considère que la prise en compte de la complexité conduit les chercheurs et les concepteurs à « re-situer les questions posées ou les symptômes des problèmes rencontrés dans un contexte plus vaste, dans une totalité - bornée - de façon à contenir les facteurs déterminants, proches ou moins proches et leurs interactions ». Morin [1990, p.21], définit la complexité comme un « tissu d'événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas qui constituent notre monde phénoménal ». Plus loin, p. 49, il précise le concept : « Ainsi, la complexité coïncide avec une part d'incertitude, soit tenant aux limites de notre entendement, soit inscrite dans les phénomènes. Mais la com- plexité ne se réduit pas à l'incertitude, c'est l'incertitude au sein de systè- mes richement organisés. Elle concerne des systèmes semi-aléatoires dont l'ordre est inséparable des aléas qui les concernent. La complexité est donc liée à un certain mélange d'ordre et de désordre, mélange intime, à la diffé- rence de Pordre/désordre statistique, où l'ordre (pauvre et statique) règne au niveau des grandes populations et le désordre (pauvre parce que pure indétermination) règne au niveau des unités élémentaires ». Re-située dans notre problématique, cette longue citation présente un dou- ble intérêt. Non seulement elle participe à la définition du concept de complexité en le reliant à celui d'incertitude, mais elle précise également, en montrant qu'il s'agit d'autre chose, les notions d'ordre et de désordre statistique. De telles considérations incitent à réfléchir davantage sur la nature des me- sures de prévention proposées à la population générale, sur la base de con- sidérations principalement statistiques. Rares sont les auteurs, qui comme Paccaud [1992, p. 157], précisent que si l'impact de ces mesures peut être important au niveau communautaire, le gain au niveau individuel est sou- vent imperceptible. Par exemple, la relation statistique entre la vitesse moyenne des véhicules et la mortalité par accident est incontestable, par contre, le gain individuel lié aux limitations de vitesse n'est pas mesurable et n'est certainement pas en relation avec l'effort demandé à chaque conducteur. Cependant, le gain est important pour la collectivité. Cet exemple souligne les problèmes conceptuels et pratiques que l'on peut rencontrer lors du passage entre différents niveaux d'observation et de des- cription de systèmes complexes, dans lesquels, « le tout » est différent de « la somme des parties ». Quelques propriétés générales des systèmes L'approche systémique repose, entre autres, sur l'idée que les systèmes possèdent des propriétés générales identiques, quelle que soit leur nature. 49 Sans prétendre à l'exhaustivité, nous allons définir quelques concepts pro- pres à la modélisation Systérriique. Nous évoquerons successivement les questions relatives aux frontières, aux niveaux d'organisation, aux régulations, à la forme des relations entre les éléments des systèmes et aux processus d'équilibration. Les frontières des systèmes Un système se définit par les frontières assignées par le modélisateur. Un système est considéré comme « ouvert » ou « fermé » selon que l'on envisage ou non des échanges de matière, d'énergie ou d'information avec l'extérieur. Les systèmes vivants comme les systèmes sociaux ne peuvent donc être envisagés que comme des systèmes ouverts. Les niveaux d'organisation Nous adopterons ici le point de vue développé par Laborit [1968, p. 49-52], pour décrire un organisme vivant. Il considère que celui-ci est le résultat des interactions entre différents niveaux d'organisation qui vont de la ma- tière inanimée, jusqu'à l'individu entier, plongé dans son environnement et capable de le transformer et/ou de s'adapter à ses fluctuations. Chacun de ces niveaux tient sous sa dépendance (ou pilote) le niveau « sous-jacent ». Mais ce niveau est lui-même « piloté » par le niveau d'organisation immé- diatement supérieur. Ailleurs, Laborit [1989] précise que chaque niveau est fermé sur le plan de sa structure mais ouvert au plan thermodynamique, car englobé dans un ensemble plus grand qui le « pilote ». Laborit appelle «information circulante» l'ensemble des informations qui assurent la commande extérieure de chaque niveau d'organisation, par opposition à « Pinformation-structure » de chaque niveau d'organisation. Si, dans une approche réductionniste, on isole un niveau d'organisation pour en étudier le fonctionnement, on le prive de l'information de « pilotage » et les pro- cessus observés ne sont pas les mêmes que ceux que l'on pourrait observer en considérant le système dans son ensemble. De telles considérations con- duisent Laborit [1989, op. cit., p.1138] à affirmer «qu'il est finalement plus important pour comprendre la dynamique des structures vivantes de préciser les relations existant entre chaque niveau d'organisation que de préciser la structure, par ailleurs indispensable à connaître, d'un de ces ni- veaux ». On retrouve cette même idée de hiérarchie de niveaux d'organisation chez Laszlo [1989, p. 64]. Il considère (figure 3) une échelle s'étendant des quarks à l'écosystème et aux systèmes socioculturels. Cette échelle, qui 50 passe du « micro » au « macro » se superpose à une échelle temporelle, celle de l'évolution de notre planète et de l'apparition de la vie. Elle se superpose également à une échelle d'activité qui passe de l'inerte au dynamique. Enfin, elle se superpose à une échelle énergétique qui passe des liaisons très fortes des constituants atomiques et moléculaires de la matière inerte aux liaisons moins énergétiques de la matière vivante pour aboutir aux liens sociaux. o haut niveau -o d'organisation il iM — systèmes socioculturels — écosystèmes ------- organismes ------- proto-organismes - macromolécules - molécules _ atomes des éléments - protons et neutrons - quarks ->- temps Le continuum de l'énergie : taille, organisation et liaison. (d'après LASZLO 1989) Figure 3 : le continum de l'énergie : taille, organisation et liaison (Laszlo [1989]). Les processus d'équilibration Le concept d'équilibre, hérité de la cybernétique est central en systémique. L'équilibre d'un système résulte des processus de régulations propres à chaque niveau du système et entre les différents niveaux. A ce propos, Walliser [1977, op. cit. p. 114] propose des règles générales sur la manière dont s'articulent les régulations entre les différents niveaux d'un système. Il considère que lorsque l'on a affaire à une hiérarchie de régulateurs, le ré- gulateur de niveau supérieur agit selon les modalités suivantes sur le régu- lateur de niveau inférieur : il s'intéresse à l'environnement ; des perturbations plus importantes de 51 - il fonctionne selon un rythme plus lent et selon un terme plus long ; - il résout des problèmes plus généraux ; - il poursuit des finalités plus globales. L'équilibre est nécessaire à tout système, pour maintenir son organisation, voire pour la développer. Si dans certains systèmes comme les corps chi- miquement stables l'équilibre est, sous certaines conditions, un état stable durable, ce n'est pas le cas pour les systèmes vivants chez qui l'équilibre ne peut être envisagé que dans une perspective dynamique. L'équilibre interne des systèmes vivants est obtenu grâce à l'action simultanée de nombreux processus de régulation biologiques et physiologiques orientés vers un seul but : le maintien de la vie. C'est le physiologiste américain Walter Cannon qui a appelé « homéostasie » l'ensemble de ces régulations. L'homéostasie se définit comme : « l'ensemble des procédures organiques qui agissent pour maintenir l'état stationnaire de l'organisme, dans sa morphologie et dans ses conditions intérieures, en dépit des perturbations extérieures ». Piaget [1968 op. cit., p. 95] se situe dans un cadre encore plus large, lorsqu'il évoque ce qu'il appelle le processus « d'équilibration ». Il le défi- nit de la manière suivante : « Mais, dans le réel1 , il existe un processus formateur général qui conduit des formes aux structures et qui assure l'autoréglage inhérent à celles-ci : c'est le processus de l'équilibration, qui, sur le terrain physique déjà, situe un système dans l'ensemble de ses travaux virtuels, qui, sur le terrain organique, assure à l'être vivant ses homéostasies de tous les niveaux, qui, sur le terrain psychologique, rend compte du développement de l'intelligence et qui, dans le domaine social, pourrait rendre des services analogues ». Rappelons que le concept d'équilibration, tel qu'il vient d'être défini, est au cœur de la définition de la santé que nous avons adoptée (cf. p. 11). La modélisation des systèmes complexes Relations aisément modélisables Nous avons évoqué plus haut différentes formes caractéristiques des rela- tions entre situations de travail, modes de vie et santé. Nous allons compa- rer ici un certain nombre de formes décrites dans la littérature traitant de la modélisation systémique. Piaget utilise le terme de « réel » par opposition aux structures qu'il évoque au para- graphe précédant la citation: les « structures abstraites » que le logicien ou le mathéma- ticien construit par « abstraction réfléchissante ». 52 Les relations de causalité directe entre deux variables constituent la forme la plus élémentaire des relations à l'intérieur d'un système, mais nous avons vu que, d'un point de vue théorique, elles ne peuvent pas être envi- sagées isolément, indépendamment du système considéré comme un tout. D'un point de vue pragmatique, nous admettrons le principe que lorsque les effets d'un facteur bien identifié déterminent de manière prépondérante l'évolution du système, nous pouvons réduire notre modèle à ces effets. On rencontre de telles situations dans le domaine de la toxicologie. Si la modélisation, en tant que telle, de ce type de relation ne pose pas de problème particulier, il n'en va pas toujours de même de la démonstration de la causalité de l'association étudiée. Différents algorithmes pour la dé- monstration de la causalité ont été proposés. Morton et Hebel [1983, p. 168-170] en présentent un, fondé sur la satisfaction des cinq critères sui- vants : 1. la consistance (des études différentes doivent trouver une association identique même si elles ont été conçues différemment, dans des po- pulations différentes et dans des lieux différents); 2. l'intensité de l'association (grandeur du risque relatif et forme de la relation dose-réponse); 3. la spécificité de l'association (une même cause produit toujours les mêmes effets, un même facteur de risque toujours la même atteinte); 4. la relation temporelle (antériorité de l'exposition par rapport à la ma- ladie); 5. la cohérence de l'association (l'association doit être biologiquement plausible). Ces cinq critères conduisent naturellement au développement de modèles déterministes : les mêmes causes ont toujours, et en tous lieux, les mêmes effets. De plus ces effets sont stables dans le temps. Relations difficilement modélisables Nous serons plus nuancés sur la question des relations causales multiples qui correspond à l'approche épidémiologique par les facteurs de risque. Ces modèles sont souvent partiels et décontextualisés. Ils ne relèvent d'aucune théorie générale de la santé de l'Homme dans son environnement. On peut faire le lien avec la remarque que fait Rauch [1995, pp. 44-45] dans son « histoire de la santé » à propos de l'abandon du galénisme : « Ce que l'on désigne dès lors sous le nom de « maladie » représente le plus souvent un concours de symptômes. Au lieu d'une théorie, on invoque une accumula- tion de facteurs (...) ». Piaget [1968, p.85] faisait une critique similaire à 53 propos des approches^microsociologiques ou socipmétriques : « (...) elles s'appuient sur des prôcêaês statistiques courants qui traduisent les relations en nombre mais n'en atteignent non plus, pour autant, des structures ». Les questions relatives à la modélisation des « effets » ou des atteintes non spécifiques ainsi que des « effets » qui se transforment dans le temps relè- vent typiquement de l'approche systémique. Elle seule, permet de prendre en compte le caractère polymorphe des relations entre l'Homme et son environnement. Nous avons le sentiment que nous nous trouvons en face d'une catégorie de problèmes qui ne peut pas être réduite aux précédentes, même en « compliquant » les modèles. En effet, on ne peut plus considérer l'état de santé actuel d'un individu indépendamment de l'histoire de ses interactions avec son environnement. Il est possible d'établir une analogie entre les deux types de problèmes qui viennent d'être évoqués avec la distinction entre machines triviales et non- triviales développée par von Foerster et reprise par Segal [1990, pp. 128 et ss.]. Les machines triviales et non triviales dont il va être question ne corres- pondent à aucun développement matériel. Il s'agit de « machines concep- tuelles », purement abstraites imaginées par des cybernéticiens pour si- muler le comportement de systèmes de diverses natures. La machine triviale (figure 4) est une machine qui comporte une ou plu- sieurs entrées qui déterminent par l'intermédiaire d'une fonction de trans- fert, une ou plusieurs sorties. Ce type de machine, dont le comportement est parfaitement prévisible, permet de modéliser des relations causales simples et multiples du type des relations dose-réponse évoquées ou mêmes des relations causales multiples (facteurs de risque). Pour représenter l'effet de certains facteurs qui ne se manifestent que de manière aléatoire (risque sto- chastique), on peut imaginer une fonction de transfert qui contiendrait des termes probabilistes. Il n'en reste pas moins que les états de sortie de la machine restent statistiquement prévisibles. 54 y machine triviale Figure 4 : la machine triviale de von Foerster (Segai [1990]). La machine non triviale {figure 5)se distingue de la machine triviale par le fait qu'elle a un état interne. Cet état interne change chaque fois que la ma- chine « compute » une sortie et, ce faisant, change Ia règle de transforma- tion de la machine. L'état de la machine non triviale a un instant donné dé- pend donc du nombre de transformations qu'elle a déjà effectuées, donc de son histoire. Segal [1990, op. cit., pp. 128 et ss.] souligne que « cette ma- chine change notre conception « triviale » de la causalité. Nous supposons que le comportement d'un système déterminé doit être calculable. Les ma- chines non triviales ébranlent cette croyance. Elles ont un comportement si complexe qu'il est impossible de le prévoir, bien qu'elles soient complète- ment déterminées et fonctionnent correctement. L'une des caractéristiques essentielles de la machine non triviale est qu'elle fonctionne dans le présent. L'expérience de la machine la transforme en une autre machine ». Bien que ces machines soient complètement détermi- nées, leur fonctionnement est totalement imprévisible du fait du nombre de combinaisons possibles entre les entrées et les états internes. Ainsi, à une machine non triviale à deux entrées (0 et 1) et 2 sorties (0 et 1), correspond 2 états possibles, soit 65'536. Si l'on considère quatre entrées, ce nombre passe à 1076, soit mille fois plus que le nombre de particules élémentaires contenues, selon Eddington, dans le cosmos. 55 x—> Fonction : Y = F(X1Z) Fonction de changement d'état :Z' = Z(X1Y) 1) Lis l'entrée symbole X 2) Compare X avec Z, l'état interne de la machine 3) Ecris le symbole de sortie approprié Y. 4) Remplace l'état interne Z par le nouvel état Z'. 5) Répète la séquence ci-dessus avec un nouvel état d'entrée X'. machine non triviale Figure 5 : la machine non triviale de von Foerster (Segal [1990]). Segal [1990, op. cit., p. 137] cite von Foerster qui montre que lorsque la nature résiste à la modélisation, le scientifique à tendance à la « trivialiser » : « Les béhavioristes, en particulier les adeptes des théories de Skinner, savent très bien « trivialiser » les animaux de laboratoire en en faisant des être parfaitement prévisibles. Parfois, les animaux sont à ce point « trivialisés » qu'ils meurent. Ce qui est un peu trop prévisible, même pour les adeptes de Skinner ». Les constatations de Salomon [1991], qui compare les tumeurs cancéreuses obtenues en laboratoire avec celles observées chez des patients, vont dans le même sens. Cet auteur oppose, aux deux extrémités d'un axe, (figure 6) 56 la reproductibilité et la fidélité des résultats obtenus en laboratoire dans des conditions expérimentales « bien contrôlées », avec la très grande variété des descriptions cliniques. En effet, d'un côté l'utilisation de modèles expé- rimentaux est nécessaire pour échapper aux contraintes de la nature et, de l'autre côté, des classifications sont nécessaires pour échapper au caractère quasi unique de chaque cas observé. reproductibilité fidélité A validité réalité Figure 6 : reproductibilité expérimentale des phénomènes et validité des modèles en biologie (Salomon [1991]). On se trouve en face de deux approches différentes visant à réduire la va- riabilité rencontrée dans la nature : d'un côté, on la « trivialise » pour la faire entrer dans des modèles déterministes ; de l'autre côté, si l'on souhaite construire des modèles d'une certaine portée, on doit regrouper les sujets (les cas) dans des classifications inévitablement réductrices. Ces réflexions nous ont éclairés sur notre propre pratique. En effet, nous verrons plus loin cf. p. 73 et ss.) que la méthodologie pour l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé que nous élaborons depuis de nombreuses années est davantage fondée sur les méthodes statistiques de classifications que sur celles de régressions, qui elles, conduisent inéluctablement à des modèles déterministes. L'approche fondée sur les classifications permet, dans un premier temps du moins, de ne pas faire 57 d'hypothèses sur la nature des processus qui régissèht le système et sur la forme des relations entre ses différents éléments et sous-systèmes considérés. Le fait même de mesurer, de modéliser ou simplement de décrire un phé- nomène peut conduire à le perturber ou à le transformer. En physique, par exemple, on ne peut pas mesurer une grandeur sans en modifier la valeur. En psychologie ou en ergonomie, le fait même de demander à un sujet ou à un opérateur d'expliciter une représentation, peut la transformer. Modèles auto-validants Dans le domaine de l'économie, Simon [1991] attire l'attention, à l'aide de l'exemple suivant, sur le fait que le modèle ou la théorie peuvent s'auto- valider lorsqu'ils acquièrent un caractère normatif : «je me souviens qu'une fois, alors que j'émettais quelques doutes sur la justesse de la théo- rie en tant que description des comportements réels des acteurs économi- ques, un collègue me fit la remarque suivante : 'Eh bien, s'ils n'agissent pas comme ça à l'heure actuelle, ils le feront lorsqu'ils seront diplômés de notre école' ». Walliser [1983] évoque des modèles économétriques fondés sur Ie principe que les agents économiques s'appuient sur des représentations du système économique pour anticiper son état, et fixer leurs comportements. Ce fai- sant, les agents participent à la réalisation des états du système, qu'ils ont eux-mêmes inférés. Dans le domaine du langage, Austin [1970] montre que certains énoncés sont, sous certaines conditions, en eux-mêmes, l'acte qu'ils désignent : Le fait que le maire ait prononcé, dans un contexte donné, la phrase « je vous marie » est suffisant pour que le couple soit effectivement marié. L'auteur appelle ces énoncés « performatifs ». Dans le domaine de la santé, Watzlawick [1991] explique comment, en psychiatrie, l'annonce d'un diagnostic conduit à « étiqueter » le patient et par-là même, modifie le cours de la maladie. De nombreux travaux dans le domaine de la sociologie de la maladie montrent comment Ie diagnostic d'une affection, même somatique, peut influencer « une carrière de ma- lade ». Effets «placebo » Dans le même ordre d'idée, certains effets thérapeutiques sont obtenus par des moyens considérés comme irrationnels. L'« effet placebo » est bien connu. Stengers [1993, p. 32-33] rappelle que, pour la médecine 58 rationnelle, toutes les guérisons ne se valent pas. D'un point de vue scientifique, on peut guérir pour de « bonnes » ou de « mauvaises » raisons, ces dernières constituant un obstacle à la pratique scientifique de la médecine. Pour distinguer les « bonnes » des « mauvaises » raisons, on mesure les « effets » des médicaments, en les comparant à un éventuel « effet placebo ». Stengers remarque que « lorsque la médecine scientifique demande au public de partager ses valeurs, elle lui demande donc de résister à la tentation de guérir pour de « mauvaises raisons », et no- tamment de savoir-faire la différence entre guérisons non reproductibles, dépendant des personnes et des circonstances, et guérisons produites par des moyens qui ont fait leurs preuves, qui, statistiquement en tout cas, sont actifs et efficaces pour n 'importe qui ». On retrouve ici les difficultés du passage de l'individu à la population déjà évoquées à plusieurs reprises. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est la manière de prendre en compte les effets de cette nature dans nos modèles. Les « effets non linéaires », « les ruptures » et « les bifurcations » La littérature systémique insiste sur le caractère non linéaire des relations (les petites causes peuvent avoir de grands effets) ainsi que sur leur carac- tère discontinu. Piaget lui-même, évoque la possibilité d'apparition de « crises » dans l'évolution des systèmes (que d'autres auteurs appellent de manière plus générique « ruptures »). Les deux exemples présentés par Piaget [1968, op. cit. p. 65] sont significatifs : « les crises peuvent conduire à un remaniement complet des valeurs indépendamment de leur histoire (le prix du tabac en 1968 dépend de l'interaction des marchés actuels et non pas de ce qu'il était en 1939 ou en 1914). De telles considérations auraient d'ailleurs aussi bien pu être tirées de la biologie elle-même puisqu'un or- gane peut changer de fonction ou une même fonction être exercée par des organes différents ». Laszlo [1990, p. 14-15] parle de « bifurcation » lorsqu'il explique que dans un système « la relation entre l'ordre avant la crise et celui qui vient après n'est pas une simple relation de cause à effet ». Le même auteur définit la bifurcation comme « un changement soudain de direction dans l'évolution d'un système ». Effets « catastrophiques » et « chaotiques » Même si la théorie des systèmes dynamiques permet de modéliser les rup- tures dans l'évolution des systèmes, il n'en reste pas moins qu'elles sont imprévisibles. Ce que ces modèles nous apprennent, c'est que ces événe- 59 ments soudains et non linéaires se produisent généralement loin des condi- tions d'équilibre des Systèmes. Il est intéressant de constater au passage, que le caractère non prévisible de l'évolution de certains systèmes est « démontré » dans le cadre de modèles parfaitement déterministes et parfois par des défenseurs du déterminisme. Ainsi la « théorie des catastrophes » développée par Thom [1983], conduit à des modèles permettant d'expliquer mais pas de prédire. Ailleurs, le même auteur développe la question des rapports entre explication et pré- diction (Thom [1993]). La théorie du « chaos déterministe » conduit, elle aussi, à des modèles déterministes mais non prédictifs. Dans un autre registre, la mise en évidence de la très grande sensibilité aux conditions initiales de certains phénomènes rend illusoire toute prévision au-delà du très court terme (effet papillon). Ruelle [1991], op. cit., a présenté les problématiques du chaos déterministe et de la sensibilité aux conditions initiales. Dans le domaine qui nous intéresse, Goldbeter [1990] met en évidence des formes chaotiques au niveau des systèmes biochimiques et cellulaires. La machine non-triviale de von Foerster, décrite plus haut, (cf. Figure 5 p. 55) constitue un modèle de processus déterministe, mais non prévisible. A la suite de ce rapide survol de la problématique de la modélisation sys- témique, il reste à préciser la manière dont elle s'applique à l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé. A l'occasion de nos différents travaux de recherche, nous avons produit des modèles par- tiels portant sur le travail en horaires atypiques, les absences pour maladie ou les processus de chronicisation des lombalgies. Ainsi que nous l'avons mentionné en introduction, nous avons très vite perçu des analogies entre ces modèles et nous avons ressenti la nécessité de les situer à l'intérieur d'un cadre conceptuel unique que l'on pourrait qualifier d'« intégrateur ». Ce fut d'ailleurs le point de départ du présent projet. C'est à ce point que nous avons eu connaissance d'une publication de l'OMS (Kalimo et al. [1988, pp. 9-14]) qui reprenait un modèle conceptuel proposé il y a une vingtaine d'année par Kagan et Levi [1975]. Ce modèle correspondait à notre attente dans la mesure où il permettait de prendre en compte les différentes formes de relations qui viennent d'être évoquées. Le « modèle théorique de la maladie à médiation psychoso- ciale » Les auteurs de ce modèle considèrent un écosystème homme-environne- ment dans lequel les relations ne constituent pas des enchaînements à sens 60 unique, mais s'inscrivent dans un « système cybernétique non linéaire à feed-back continu ». La structure du modèle est représentée graphiquement sur la figure 7 qui en facilite la compréhension. Nous illustrerons la description du modèle par l'application que nous en avons fait dans le cadre de nos recherches sur les processus de chronicisation des lombalgies, sur lesquelles nous reviendrons dans la seconde partie. VVV VVV STIMULI PSYCHO- SOCIAUX "h PROGRAMME PSYCHO- BIOLOGIQUE -> *r jrtrk MECANISMES (STRESS PAR EXEMPLE) INFLUENCES ENVIRONNEMENTALES PBECOCES FACTEURS GENETIQUES -> PRECURSEURS VARIABLES INTERACTIVES Figure 7 : Le modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale (Kagan et Levi [1975]) Les stimuli psychosociaux constituent les « entrées » du système, mais les auteurs font remarquer que ces stimuli peuvent aussi provenir d'expositions à des contraintes d'autres natures (physiques, chimiques, temporelles, etc.). Ces contraintes peuvent affecter l'organisme directement (intoxications, lésions lombaires, etc.) et/ou par la médiation de la perception et du « vécu » des personnes concernées. Il ressort de nos études sur les lombalgies, que les relations entre la percep- tion des contraintes physiques et les maux de dos sont, statistiquement, plus significatives que celles qui relient des mesures ergonomiques plus « objectives » aux lombalgies. L'individu se caractérise par un programme psycho-biologique qui lui confère une propension à réagir selon un certain « pattern », lorsqu'il résout un problème ou s'adapte à l'environnement. Cette propension est elle-même déterminée par des facteurs génétiques ou des influences environ- nementales précoces (apprentissages, expériences). 61 Si, dans notre étude^ur les lombalgies, nous n'av4pns pas de variables concernant directemêHt les facteurs génétiques et lés influences environ- nementales précoces, nous avons tout de même constaté que les individus, accoutumés de longue date aux conditions d'exercice de métiers différents, développent des stratégies différentes, tant face aux contraintes qu'à la ma- ladie. Nous avons également constaté que plus leur niveau de qualification est élevé, plus les individus sont en mesure de gérer les contraintes aux- quelles ils sont soumis. Les auteurs du modèle Kalimo et al. [1988, p. 9] postulent que « le mauvais ajustement entre les contraintes environnementales, les besoins et les capa- cités de l'individu d'une part, et ses aspirations d'autre part, déclenchent des mécanismes pathogéniques d'ordre cognitif (diminution de la créativité, de la capacité décisionnelle...), affectif (anxiété, dépression...), comporte- mental (abus de tabac, d'alcool de médicaments, agressivité, prise de ris- ques...) et/ou physiologiques (stress) ». Nos travaux ont montrés qu'effectivement, la maîtrise des lombalgies est plus difficile chez les personnes qui se trouvent dans un contexte profes- sionnel, familial et social contraignant - ou qui le ressentent comme tel - que chez celles qui ne sont pas confrontées à ce type de contraintes ou qui ne s'en trouvent pas affectées. Ce schéma correspond en particulier aux dif- ficultés rencontrées chez certains pompiers d'entreprise bloqués dans leur carrière, chez certaines vendeuses et secrétaires déstabilisées par leurs problèmes familiaux, ou même chez des travailleurs immigrés de la voirie et du bâtiment qui vivent dans l'attente d'un retour au pays dans une situa- tion de relative marginalisation sociale. Ces personnes se trouvent enfer- mées dans un « cercle vicieux » : contraintes de toutes natures, perception négative de l'environnement et de leur propre santé, impossibilité de faire face, permanence ou augmentation des contraintes conduisant à une per- ception encore plus négative de l'environnement et de soi-même, etc. Nous considérons ce « cercle vicieux » comme l'un des processus de chronicisa- tion des lombalgies que notre étude a permis d'identifier. Ce « cercle vicieux » peut être envisagé, selon les auteurs du modèle, comme un « dysfonctionnement du système mental ou physiologique pré- curseur de maladie ». Si cet état transitoire persiste, la maladie s'installe et se chronicise. La délimitation de ces états transitoires aurait demandé une étude longitudinale prolongée, dépassant le cadre temporel de notre recher- che. Toujours selon les auteurs du modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale (Kalimo et al. [1988, p. H]), «Les variables interactives modifient les facteurs de causalité au stade du mécanisme, du précurseur, ou de la maladie. Elles sont d'origine intrinsèque ou extrinsèque. Elles favorisent ou s'opposent au processus susceptible d'aboutir à la maladie ». 62 Ces variables - personnalité, formation, expérience par exemple - sont intrinsèques lorsque l'individu modifie ses modes d'adaptation aux contraintes. En revanche, elles sont extrinsèques, lorsqu'il s'agit de trans- formations dans la nature et dans l'intensité des contraintes du milieu, qui agissent sur l'individu. Ainsi, l'impact des contraintes environnementales sur la santé d'un individu dépend à la fois de ses capacités à y faire face et de sa capacité à les transformer19. Sur ce point, notre étude montre, au niveau intrinsèque, que les perceptions et les stratégies de « coping » des cadres et des aides-hospitalières sont plus élaborées, plus diversifiées, et probablement plus efficaces que celles des travailleurs peu qualifiés. De même, les femmes ont des attitudes plus « re- flexives » face à la maladie que les hommes, ce qui se manifeste par des réactions plus précoces en termes de consommation médicale, de préven- tion et de gestion des épisodes de lombalgies. Au niveau extrinsèque, on constate que les personnes qui sont en mesure de transformer le système de contraintes auquel ils sont soumis, en réduisant leur rythme de travail ou en obtenant de l'aide de collègues, maîtrisent davantage l'évolution de leurs lombalgies. Le modèle théorique de Ia maladie à médiation psychosociale qui vient d'être décrit permet de représenter les différents types de relations entre si- tuations de travail, modes de vie et santé rencontrés dans notre recherche sur la chronicisation des lombalgies et dans la littérature systémique. Les mêmes causes n'ont pas toujours les mêmes « effets » (« effets » non spécifiques). Tous les individus ne réagissent pas de la même ma- nière à des ensembles de contraintes familiales, professionnelles et so- ciales - ou à des atteintes à la santé - comparables. Ceci explique la très grande variabilité des résultats obtenus dans le cadre d'études sur les événements de vie : un même événement, un divorce, par exemple, n'a pas les mêmes « effets » négatifs sur la santé de tous les individus. Certaines personnes peuvent ressentir leur divorce comme un événe- ment de vie positif. Un même « effet » peut être provoqué par des causes différentes ("causes" non spécifiques). Les lombalgies, par exemple, peuvent être une conséquence directe de sollicitations physiques excessives, ou l'expression d'un malaise plus global. Les mêmes causes n'ont plus les mêmes « effets » (évolution temporelle de la nature des relations). Des stratégies de « coping » On retrouve ici les processus d'assimilation et d'accomodation décrits par Piaget (cf. p. 11) et la définition de la santé à laquelle nous nous référons (cf. p. 11). 63 efficaces à un moment donné, dans un contexte donné, peuvent devenir inefficaéeis'forsque le contexte changé. *'"" Une petite cause peut avoir de grands « effets » (non linéarité). Un accident banal peut rester un événement ponctuel ou déclencher un processus de chronicisation des lombalgies. Ce type de modèle permet naturellement de représenter des relations de causalité simple et multiple. II intègre les processus de régulations mis en œuvre par l'individu pour transformer son environnement ou s'y adapter. En ce sens, il est compatible avec la définition de la santé à laquelle nous adhérons (cf. p. 11) Ce modèle permet, par l'introduction des « variables interactives », de représenter des phénomènes de ruptures ou de bifurca- tions. Enfin, le modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale, contrairement aux modèles épidémiologiques et expérimentaux des scien- ces positives, permet de considérer l'Homme comme « une machine non triviale », ce qui le rend le modèle compatible avec une vision cons- tructiviste de la santé qui intègre l'histoire des personnes dans leur environnement naturel, et psychosocial. Nous avons adopté ce modèle pour les trois raisons suivantes : - il permet d'unifier dans un seul modèle l'étude des relations entre si- tuation de travail, modes de vie et santé. Nous montrerons dans la se- conde partie de ce travail qu'il s'applique aussi bien aux problèmes d'aménagement du temps de travail qu'à ceux posés par la prévention des lombalgies ou encore à l'analyse de la structure des absences pour maladie : - il permet de décrire de manière pertinente des processus aux niveaux de populations, de groupes ou d'individus ; - il constitue « un modèle conceptuel » cohérent pour Ia construction de « représentations fonctionnelles » pour l'action. Il permet d'appréhender les problèmes de manière globale (systémique). Il ne préjuge ni de la forme des relations, ni du niveau d'observation (indi- vidu, groupe homogène, population). Ce type de modèle, fondé sur des relations de causalité circulaire, est re- connu par les médecins cliniciens, dont il guide souvent la démarche. Par contre, il est ignoré de la plupart des épidémiologistes, car il ne permet pas de modéliser mathématiquement les relations statistiques entre santé et en- vironnement, au sein de groupes ou de populations. A ce propos, la structure de l'ouvrage Kalimo et al. [1988, op. cit.] est si- gnificative. « Le modèle de la maladie à médiation psychosociale » est présenté en introduction comme un concept unificateur des différentes 64 approches. Cependant, la quasi-totalité des autres contributions du livre porte sur la présentation de relations statistiques causales, simples ou mul- tiples, entre des expositions à des « facteurs de risque » ou à des « facteurs protecteurs », et des « effets » sur la santé. Ces « effets » sont envisagés indépendamment de tout contexte. En fait, ce qui fait l'objet des critiques évoqués ci-dessus, c'est moins le modèle lui-même que l'impossibilité de le formaliser mathématiquement afin d'apporter « des preuves scientifiques » de sa véracité. A titre d'exemple, nous citerons la réaction d'un groupe d'experts du Fonds Na- tional de la Recherche Scientifique (FNRS) à l'un de nos rapports d'étude sur la chronicisation des lombalgies : « Les nouveaux modèles théoriques sur la genèse psychosociale des lombalgies dont vous faites mention sont peut-être fascinants, mais la méthodologie de votre projet ne permet pas de les prouver ». Une telle preuve n'est, à l'heure actuelle, pas possible à ap- porter car, même si nous avions été en mesure de recueillir toutes les don- nées quantitatives nécessaires, pour modéliser un système non linéaire contenant des boucles de rétroaction, nous aurions dû recourir à des équa- tions différentielles d'ordre supérieur à 1, pour lesquelles il n'existe sou- vent pas de méthode de résolution. Si de tels arguments sont rédhibitoires dans une perspective positiviste, la question se pose en d'autres termes dès que l'on se situe dans un cadre constructiviste. Il ne s'agit plus de « prouver », mais plutôt de « convaincre » une communauté scientifique, à la recherche d'un consensus - d'une représentation commune - que l'on sait être une construction datée et située, non exhaustive et provisoire. Le Moigne [1994, p. 123], pose le problème en ces termes : « L'epistemologie positiviste est une epistemologie de la vérification : elle ambitionne de s'ordonner sur la production d'énoncés vrais parce que vérifiés à la fois par le raisonnement démonstratif et l'observation empiri- que. L'epistemologie constructiviste est une epistemologie de l'invention, ou plus correctement de la poïese : la production originale par le faire (par contraste avec la praxis qui sera la re-production routinière par le faire). Elle ne vise plus à découvrir le vrai plan de câblage d'un univers dissimulé sous l'enchevêtrement des phénomènes ; elle vise à inventer, construire, concevoir, créer une connaissance projective, une représentation des phé- nomènes : créer du sens, concevoir l'intelligible, en référence à un pro- jet. ». D'un point de vue pragmatique, et dans la perspective qui est la nôtre, celle de l'action, on peut suggérer qu'il est moins important de convaincre d'une quelconque véracité de nos modèles, mais de leur opérationnalité pour l'amélioration de l'état de santé d'une population. 65 Dans Kalimo et al. [1988, pp. 12-13], Levi donne, à titre d'exemple, la des- cription d'un processüiTcohduisant de la transformation d'une situation de travail à la maladie20, calqué sur « le modèle théorique de la maladie à mé- diation psychosociale ». Cette description ne « prouve rien », mais elle « convainc ». Pourquoi ? Parce qu'elle est fondée sur un ensemble de con- naissances théoriques et empiriques reconnues, produites par différentes disciplines, (biologie, physiologie, psychologie et sociologie). Nous som- mes ici en présence d'un « modèle-cadre » (Cf. Tableau Ip. 36). De plus, cette description ne s'applique, en tant que telle, ni à la situation particulière de Monsieur Untel, ni aux processus généraux qui régissent les relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Dans ce sens, on peut la considérer comme un « idéaltype » weberien. Weber [1992, p. 176] le définit de la manière suivante : « l'idéaltype est un tableau de pensée, il n'est pas la réalité historique ni surtout la réalité « authentique », il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d'exemplaire. Il n'a d'autre signification que d'un concept limite [Grenzbegrijf] purement idéal, auquel on mesure [messen] la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare. Ces concepts sont des images [Gebilde] dans « Sur la base de considérations économiques et techniques, la direction d'une usine décide de décomposer le travail en tâches très simples et très élémentaires à accomplir sur une chaîne de montage. Cette décision crée un processus social et une structure so- ciale qui constituent le point de départ d'un enchaînement d'événements. Si la situation est perçue par l'un des travailleurs en cause, elle devient ainsi un stimulus psychosocial. Considérons cet homme; il a une formation professionnelle importante et espère donc se voir assigner une fonction comportant une certaine responsabilité. Néanmoins, son expérience de la chaîne de montage s'est avérée par le passé négative - influences antérieures de l'environnement professionnel qui ont agi sur son programme psycho-biologique. De plus des facteurs héréditaires le prédisposent à réagir par une augmentation de l'activité nerveuse du système sympathique, et de la pression sanguine - déterminants génétiques du programme physio-biologique. Son épouse lui reproche l'affectation qu'il a reçue et refuse de lui apporter le soutien social dont il a besoin - variable interactive. Il se sent alors déprimé, il augmente sa consommation d'alcool et sa pression sanguine s'élève - mécanismes. Cette situation professionnelle et familiale se maintient et les réactions du travailleur transitoires à l'origine, se prolongent -précurseurs de la maladie. Par la suite, un état dépressif chronique et/ou l'alcoolisme et/ou l'hypertension s'établissent - maladie. Cet état, à son tour, agit sur l'environnement professionnel et familial et sur son programme psycho-biologique, établissant éventuellement un cercle vicieux d'interactions. Un tel enchaînement d'événements peut évidemment être contré ou même évité en modifiant ou en améliorant la situation professionnelle, en transférant le travailleur à un autre poste, en le rendant moins vulnérable, en augmentant sa capacité à résister activement, c'est-à-dire en changeant la situation, ou - passivement - en acceptant ce qui ne peut être modifié, et en encourageant les collègues de travail à apporter leur soutien social. » 66 lesquelles nous construisons des relations, en utilisant la catégorie de possibilité objective, que notre imagination formé ». 67 Aspects méthodologiques Les méthodologies de modélisation systémique La panoplie des méthodes de description des systèmes est vaste. Si la sys- témique en tant que telle a développé certaines méthodes qui lui sont pro- pres, elle procède à de nombreux emprunts à d'autres disciplines. Le Gallou [1992] a effectué un recensement des grands groupes de métho- des utilisables pour modéliser des systèmes de complexité et d'imprécision croissante. Il considère trois groupes de méthodes : La modélisation formelle qui constitue bien sûr la voie royale. Il existe ac- tuellement de nombreuses équipes de recherche qui travaillent sur la for- malisation des comportements de systèmes dynamiques. Elles n'ont pas encore obtenu des résultats de portée générale. L'augmentation des capa- cités de calcul à disposition a permis le développement de méthodes fon- dées sur des simulations numériques. Le Gallou [1992] considère qu'il faut réserver ces méthodes à la modélisation de systèmes peu complexes ayant un comportement déterministe. Il cite des domaines techniques comme l'automatique, l'informatique et la gestion de la production. Les méthodes analogiques fondées sur l'usage de règles écrites et de repré- sentations graphiques. Le Gallou [1992] cite l'ingénierie, l'organisation et l'intelligence artificielle comme champs d'application de ces méthodes qui s'appliquent à la modélisation de systèmes de complexité moyenne. Toujours selon Le Gallou [1992], les approches intuitives sont les seules utilisables pour la modélisation de système complexes et incertains comme les systèmes politiques, ou plus généralement, les systèmes comprenant à la fois des éléments biologiques, sociaux et économiques. La modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé relève globalement de cette dernière approche, même si certains sous- systèmes peuvent être modélisés à l'aide de méthodes analogiques ou même faire l'objet de formalisation mathématique. La modélisation systémique ne se distingue pas seulement de la modélisa- tion analytique par ses méthodes, mais également par « l'objet modélisé ». Le Moigne [1990, p. 46], affirme que la modélisation analytique part de la question « de quoi c'est fait? », ce qui signifie qu'elle tend à décrire des relations structurales entre les éléments du système. La modélisation sys- témique part, quant à elle, de la question « qu'est-ce que ça fait ?» Le but est alors de décrire des transformations ou des opérations assurées par le système. Ceci a pour conséquence méthodologique, de rendre incontour- 68 nable la prise en compte de la dimension temporelle dans la modélisation des systèmes. Durand [1979, p. 59], distingue deux démarches de modélisation systémi- que : la première concerne la modélisation des systèmes cognitifs et la se- conde la modélisation des systèmes normatifs. Nous ne nous intéresserons ici qu'à la première, la seconde concernant davantage les sciences de l'ingénierie et de l'organisation. Les étapes de la modélisation sont les sui- vantes : 1. délimitation du système étudié; 2. établissement de la structure du système; 3. recensement des divers états du système en fonction du temps; 4. mise en cohérence des relations internes; 5. introduction de données quantitatives; 6. test du modèle. Nous ne décrirons pas ici ces différentes étapes en détail. Nous nous limite- rons à quelques remarques sur les problèmes posés par la mise en œuvre d'une telle méthodologie : - une telle démarche ne peut pas être envisagée de manière séquentielle. Elle s'inscrit dans un processus itératif tel que celui décrit par Walliser [1977, p. 156 et ss.]. Il décrit une méthodologie circulaire comprenant une phase deductive au cours de laquelle on élabore un modèle hypothétique à partir d'un champ théorique. Vient ensuite une étape prévisionnelle ' au cours de laquelle on « manipule » le champ empirique afin de vérifier le comportement du modèle. L'étape suivante consiste à décrire un modèle confirmé. L'étape qui boucle le cycle de modélisation est inductive. Elle consiste à revoir ou enrichir le champ théorique (figure 8) ; 21 A notre avis, le terme de prévisionnel est mal choisi dans Ia mesure où tous les modè- les n'ont pas un caractère prévisionnel. Nous préférerions des termes plus neutres comme « validation » ou « confrontation ». î»?f 69 MODÈLE CONFIRMÉ CHAMP THÉORIQUE AXIOMATISAT70N MANIPULATION CHAMP EMPIRIQUE r formalisation MODELE HYPOTHÉTIQUE S expérimentation Figure 8 : démarche de modélisation (Walliser [1977]). la délimitation du système à considérer n'est pas toujours évidente, si l'on ne veut pas sombrer d'un côté dans le réductionnisme et de l'autre, dans un niveau de généralité tel que le modèle perdrait toute pertinence (tout est dans tout et réciproquement). D'autres problèmes plus subtils se posent également. Par exemple, Bateson [1972, p. 216] se pose la question de savoir, lorsque l'on considère un homme aveu- gle en tant que système, si la frontière de ce système passe par la main de la personne ou par l'extrémité de sa canne blanche ? le recensement des différents états du système en fonction du temps est certainement l'un des problèmes méthodologiques les plus diffici- les à traiter. Dans un système complexe, le nombre d'états est quasi- ment infini. De plus, si l'on considère des phénomènes de ruptures et de bifurcations, un recensement exhaustif devient impossible. Une au- tre difficulté importante est liée au caractère transversal de la plupart des recherches ; mettre en cohérence des relations internes revient à établir des liens structurels et fonctionnels entre les éléments du système. Ces liens ne peuvent pas être établis indépendamment de l'histoire du système, puisque les systèmes vivants et socioculturels sont en perpétuelle transformation ; 70 - nous avons déjà évoqué le fait que la quantification et la validation ne concernent que les systèmes à faible niveau de complexité et qui se comportent de manière déterministe. Pour les systèmes très com- plexes, la validation s'opère au travers de la « manipulation du réel », c'est à dire de l'action. Mais cette action peut elle-même influencer le devenir du système. Une théorie peut s'auto-valider si les individus ou les chercheurs adaptent leur comportement à cette théorie (cf. p. 57). Le modèle devient alors « normatif ». Il fournit une représentation d'un système à créer. Il est « objet d'imitation ». C'est au mieux à ce niveau de généralité, que se terminent les ouvrages dé- crivant les principes et les méthodologies systémiques. Au plan méthodo- logique, chaque chercheur développe ou applique les méthodes qui lui con- viennent. La littérature foisonne de méthodes de modélisation, se référant explicitement aux principes de la systémique. Elles sont généralement orientées vers des applications particulières, notamment en informatique, en organisation et en recherche opérationnelle. Au cours de nos recherches, nous avons sélectionné un ensemble de mé- thodes qui nous paraissent compatibles avec l'approche systémique et constructiviste à laquelle nous nous référons. A posteriori, nous avons re- construit le cadre méthodologique présenté dans la section suivante. Propositions pour un cadre méthodologique La méthodologie qui suit a été développée dans le cadre de différentes re- cherches et interventions portant sur l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé. A posteriori, nous pouvons identifier les éta- pes suivantes : - construction d'une problématique; - délimitation des frontières du système considéré; - choix des méthodes d'investigation et de traitement des données; - construction de la représentation fonctionnelle et description du sys- tème étudié; - élaboration et mise en œuvre d'un programme d'action et de suivi. Développons chacune de ces étapes. Construction d'une problématique La construction d'une problématique d'intervention est la réponse à une « demande » adressée à l'intervenant. Cette demande est directe lorsqu'elle ,.." -"'U' 71 provient d'une entreprise pu d'une administration, ou.indirecte, lorsqu'elle émane d'un organisme " subventionnant des «recherches appliquées», orientées vers l'action (ministères, assurances, etc.). Lorsque l'on s'intéresse à la production de modèles orientés vers l'action, la « demande » est primordiale car elle ouvre plus ou moins largement les portes à la « la manipulation du réel » qui constitue la seule possibilité de « valider » les constructions, tout en se rappelant que le fait que « ça mar- che » ne constitue pas une « preuve scientifique » au sens des sciences positives. L'expérience nous a convaincu que dans le domaine des relations entre si- tuations de travail, modes de vie et santé, la demande ne constitue qu'un « point d'entrée » dans un système unique. Quel que soit le point d'entrée choisi (travail en horaires atypiques, lombalgies ou absences pour maladie), nous avons retrouvé un certain nombre de processus qui semblent constituer des « invariants » du système étudié : augmentation de la pathologie en fonction de l'âge; chez les immigrés; dans les catégories socio-économiques les plus basses ou dans des groupes professionnels spécifiques. A partir de Ia question posée, de la connaissance de certains « invariants », ainsi que des contraintes temporelles et économiques auxquelles nous sommes soumis, nous négocions avec nos partenaires, un « point de vue pour l'action » à partir duquel nous allons tenter de construire une « représentation fonctionnelle » (finalisée, sélective, déformée et provi- soire, cf. p. 31) de certains processus qui régissent le système. Nous allons nous intéresser, par exemple, à « la gestion du travail en horaires atypiques », à « la prévention des lombalgies » ou encore à « la transformation des habitudes posturales suite à l'introduction d'une nou- velle chaise scolaire ». Nous déterminons également une échelle et un lieu d'observation. Les programmes de prévention des lombalgies, par exemple, seront différents s'ils s'adressent à la population générale ou à des groupes professionnels insérés dans une région et une culture spécifique. Délimitation des frontières du système Quel que soit le « point d'entrée » dans le système, les relations entre si- tuations de travail, modes de vie et santé peuvent être envisagées à des ni- veaux s'étendant de la particule élémentaire à l'écosystème général. Pour fixer le cadre général de nos recherches, nous avons choisi cinq ni- veaux d'organisation, ou sous-systèmes, présentant des dynamiques pro- pres. Chacun d'eux est « piloté » par le niveau qui lui est directement supé- rieur. Les cinq niveaux suivants ont également été choisis parce qu'ils se 72 superposent approximativement à l'organisation de la société et au décou- page des sciences en disciplines : 1. régulations individuelles (biologie, physiologie, psychologie et er- gonomie); 2. régulations interpersonnelles familiales et professionnelles (micro- sociologie de la famille, psychologie du travail, psychologie so- ciale et ergonomie); 3. régulations institutionnelles, sociales, et micro-économiques (psy- chosociologie du travail et des organisations, sociologie, gestion d'entreprise et ergonomie); 4. régulations économiques et politiques au niveau national (droit, économie nationale); 5. régulations politiques au niveau international (relations internatio- nales, droit international, macro-économie). A l'intérieur de ce cadre, des découpages différents sont effectués selon les questions traitées. Certains sous-systèmes sont eux-mêmes décomposés en sous-systèmes comprenant plusieurs niveaux hiérarchisés. Au contraire, des niveaux peuvent être ignorés parce que non pertinents. Ainsi, par exemple, pour l'étude des interactions entre travail en horaires atypiques et santé, nous avons considéré les cinq niveaux décrits. La gestion du temps de travail relève essentiellement des trois premiers22, mais elle s'inscrit dans le cadre légal, conventionnel et réglementaire fixé au quatrième niveau. Ce cadre lui-même ne peut pas être envisagé sans tenir compte du droit in- ternational et des « contingences »23 de l'économie mondiale. A l'opposé, lorsque nous avons étudié « la transformation des habitudes posturales suite à l'introduction d'une nouvelle chaise scolaire » (Lamarche et al. [1993]), nous n'avons considéré que les deux premiers niveaux pour évaluer les Dans un système de production, l'ergonomie considère que l'activité de l'opérateur est tributaire de régulations qui s'exercent aux trois niveaux suivants : la charge de tra- vail (l'opérateur ajuste son niveau d'activité à son état instantané); le processus (l'opérateur fait face, seul ou en groupe, aux aléas de la production) et la structure (l'activité de l'opérateur est fonction des choix organisationnels et techniques de l'entreprise). Ces trois niveaux sont ceux qui sont pris en compte par l'analyse ergono- mique du travail. Ils se superposent en partie aux trois premiers niveaux du système considéré ici. 23 Nous avons placé le terme « contingences » entre guillemet car, à notre avis, ce qu'on appelle généralement des « contingences » ou des « exigences » économiques n'en sont pas. Les règles régissant les échanges de biens et services sont des constructions propres à notre culture et à notre système de valeur. D'autres civilisations ont développé d'autres règles d'échange. 73 changements de posture des élèves induits par le nouveau siège et la ma- nière dont il s'intègre* dans la classe (bruit, déplacements, entretiens des sols, etc.). Choix des méthodes d'investigation et de traitement des données Nous avons choisi un ensemble de méthodes que nous considérons com- patibles avec une approche systémique des relations entre situations de tra- vail, modes de vie et santé. Ces méthodes sont principalement empruntées à l'ergonomie24, à l'epidemiologie et aux sciences humaines en général. Le choix des méthodes relève de deux exigences contradictoires que nous nous sommes fixées. Nous souhaitons, d'une part, refléter au mieux la di- versité des processus que nous modélisons et, d'autre part, identifier des processus présentant un certain niveau de généralité. Nous oscillons entre un regard clinique et une appréhension des phénomènes en terme de santé communautaire. Une contrainte supplémentaire est liée au fait que nous désirons relier, dans un même modèle, des données de statuts et de natures différentes portant sur : - la perception de la santé; - des indicateurs biologiques et physiologiques de l'état de santé; - la perception des situations de vie et de travail; - des indicateurs concernant l'habitat, les modes de vie ainsi que le con- texte technique et organisationnel du travail; - des indicateurs démographiques et économiques (aux niveaux des in- dividus, des groupes ou des populations). Enfin, le choix des méthodes conduit à des modalités différentes de des- cription des systèmes modélisés allant, ainsi que nous l'avons mentionné plus haut (cf. p. 67), du formalisme mathématique le plus rigide à la des- cription de type « littéraire ». Entre ces deux extrêmes, nous situons nos descriptions dans un cadre semi-quantitatif (ou semi-qualitatif). Les principales méthodes que nous utilisons « sur le terrain » sont les sui- vantes : - analyse ergonomique du travail25 pour le recueil des données sur le déroulement « réel » du travail, la technique et l'organisation26; La majorité des méthodes employées en ergonomie sont elle-même empruntées à la biologie, à la physiologie, à la psychologie, à l'ingénierie et à l'organisation. 25 L'analyse ergonomique du travail est elle-même fondée sur différentes méthodes : 74 - enquêtes par questionnaires et entretiens pour recueillir des données sur la manière dont les salariés perçoivent leur santé et leurs condi- tions de vie et de travail; - mesures de paramètres biologiques, fonctionnels et anthropométri- ques; - anamnèse médicale. Nous envisageons le traitement des données à différents niveaux. - Dans la plupart des cas un prétraitement des données est nécessaire. Suite à une analyse ergonomique du travail, on étudie la répartition temporelle des activités, en termes de fréquences et de durées. Dans une enquête par questionnaire, on procède à des regroupements et même parfois à des calculs d'indices sur la base des réponses à un en- semble de questions, en veillant toutefois à ne pas perdre d'informations ou à ne pas déformer leur contenu27. Nous intégrons aussi dans le prétraitement la production des statistiques descriptives nécessaires à la validation des données. - Dans une seconde étape, nous procédons à une analyse statistique des- criptive, afin de construire une représentation du contenu des données. Nous nous intéressons aux distributions statistiques des variables, qui la plupart du temps ne correspondent pas à la loi normale, ce qui nous conduit à nous consacrer davantage à l'étude des valeurs médianes qu'à celle des moyennes, et à l'étude des distributions en percentiles qu'à celle des écarts-types. Nous cherchons également à interpréter des « accidents » dans les distributions statistiques qui, noyés dans la observation, études des verbalisations spontanées ou provoquées, simultanées ou consé- cutives à l'activité, analyse des traces de l'activité, analyse des tâches prescrites, etc. 26 Un précurseur de la médecine du travail, Ramazzini (1633-1714) écrivait : « ...Je me suis attardé, en parcourant les ateliers des ouvriers (qui sont à cet égard la seule école où l'on peut s'instruire) ... à fournir les moyens de guérir ou de prévenir les maladies qui les attaquent... Visiter les ateliers, c'est l'unique moyen de constater la fréquence, la gravité des accidents, d'en vérifier toutes les causes, sur les lieux mêmes où ils se pro- duisent et d'en déduire la préservation » (cité par Valentin [1993, op. cit., p. 216]). 27 Nous sommes particulièrement réservés, face à ce genre de pratique assez courante dans certaines disciplines. Certains « scores » constitués à l'aide de données hétérogè- nes ne signifient plus grand chose (cf. la remarque de Binet : « l'intelligence, c'est ce que mesure mon test »). En ergonomie, de nombreuses voix s'élèvent contrent l'utilisation de grilles d'analyse des conditions de travail conduisant à un score global de pénibilité intégrant à Ia fois des contraintes physiques, mentales, sociales et tempo- relles. Seule l'utilisation de grilles, telles que celle du LEST (Guélaud et al. [1975]) qui permettent d'établir des « profils de postes » peut se justifier dans le cadre de recherches à caractère épidémiologique. 75 masse des données, pourraient passer inaperçus. Par exemple, l'absence d'une^classe d'âge dans la distribution du personnel d'une entreprise peut renvoyer à des événements particuliers de son histoire. Au contraire, une distribution parfaitement uniforme de ces mêmes classes d'âge révèle que l'entreprise applique une politique bien définie dans ce domaine. Dans le cadre de cette approche que nous qualifions de « microépidémiologique », nous multiplions la pro- duction de tableaux croisés afin de nous construire une représentation des principaux liens entre les variables et de confronter nos résultats à ceux publiés dans la littérature. L'analyse des divergences est plus productive que celle des convergences qui portent généralement sur des évidences. Voici un exemple qui illustre cette affirmation. Nous avons trouvé dans une population d'ouvriers de chantiers une relation statistique hautement significative entre Ia taille des ouvriers et un in- dicateur de gravité des lombalgies. Les personnes de plus petite taille souffraient davantage du dos que les grandes. Or, dans la littérature on trouve une relation inverse. La connaissance de l'activité révélée par l'analyse ergonomique nous a permis d'interpréter notre résultat : les ouvriers de ce chantier portaient fréquemment, à deux, de longs tuyaux très lourds. Or, lorsque les deux ouvriers ne sont pas de même taille, c'est le plus petit qui porte la plus grande partie de la charge. Cet exemple renforce notre conviction que, dans de nombreux cas, la variabilité considérée comme « statistique » masque la variété des processus. - Pour l'analyse proprement dite des données, nous utilisons des analy- ses statistiques multivariées de correspondances multiples et de clas- sification. Ces méthodes sont issues des travaux de Benzécri [1973]. Elle sont intégrées dans le progiciel SPAD-N que nous utilisons (Lebart et al. [1993]). Elles permettent de construire des arbres hiérar- chiques où chaque individu est considéré comme un segment terminal de l'arbre. La partition de ces arbres permet de regrouper les individus à différents niveaux. Si l'on choisit un nombre restreint de groupes, l'analyse fait ressortir ce que Morin appelle « l'ordre (pauvre et stati- que) [qui] règne au niveau des grandes populations ». Si l'on choisit un nombre de groupes important, l'analyse révèle « le désordre (pau- vre parce que pure indétermination) [qui] règne au niveau des unités élémentaires ». La méthode permet d'explorer l'ordre qui règne aux différents niveaux qui séparent les deux extrêmes et de choisir le ni- veau d'explication qui semble le plus pertinent par rapport aux pers- pectives d'action28. Ces méthodes sont compatibles avec la perspective constructiviste dans laquelle nous 76 Chaque groupe peut être décrit en fonction des variables qui le carac- térisent. Cette description correspond à un « portrait-robot » ressemblant à l'ensemble des individus qui forment le groupe, mais ne correspondant à aucun d'eux en particulier. Une telle construction constitue un outil de « mesure » au sens de l'idéal type weberien évoqué plus haut (cf. p. 65). Elle permet égale- ment de construire des descriptions fondées sur « le modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale ». La dernière étape du traitement des données nous a été inspirée par les travaux de Bateson [1979, pp. 195-209] qui avait lui-même construit des typologies dans le cadre de ses recherches chez les itamuls. Il pro- pose de passer de la classification (ou typologie) à « une étude des processus qui engendrent les différences prises en compte par la ty- pologie, puis à une typologie des processus ». Après avoir identifié les processus, nous les situons dans les « cases » du « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » qui constitue notre référence, de manière à organiser notre représentation et à en assurer la cohérence. Lors de nos travaux sur la chronicisation des lombalgies, nous avons constaté que certaines différences mises en évidence dans les typolo- gies pouvaient être engendrées par des positions dans l'entreprise, des stratégies de « coping » ou de situations familiales différentes. Au ni- veau de la typologie des processus, nous constations que positions dans l'entreprise, stratégies de « coping » et situations familiales sont, elles aussi, reliées. Recueil et traitement des données Nous n'insisterons pas sur cette étape si ce n'est pour rappeler que le « terrain » n'offre pas les mêmes conditions de travail que le laboratoire et nous situons. Bourdieu, dans la préface de l'ouvrage de Doise et al [1992, p. 7] souligne que « Ici, la réflexion sur la méthode d'analyse des données empiriques - l'analyse factorielle classique ou l'analyse factorielle des correspondances - ne se sépare pas de la réflexion sur les objets et les objectifs de la recherche - en particulier, la mise au jour de principes générateurs et organisateurs des différences entre des opinions ou entre des pratiques. Ainsi, se trouve effacée la frontière si funeste, que l'on établit parfois, surtout dans les pays anglo-saxons, entre ce qu'on appelle « méthodologie » et « théorie ». La recherche est inséparablement construction de schemes théoriques propres à organiser les faits qu'ils contribuent à produire comme tels, mises en œuvre de techniques [...] et vérification des modèles construits par et pour la confrontation avec ces faits ». 77 que tout doit être négocié aux différents niveaux ;de; l'entreprise, notam- ment : ' ' ' * - les méthodes mises en œuvre; - la planification de l'intervention et de la présence sur les sites; - l'information des personnes concernées; - les questions de confidentialité des données et des résultats; - la restitution de résultats aux personnes concernées et les conditions de leur éventuelle publication. Ces points étant fixés, il ne reste plus qu'à gérer les aléas du terrain : les changements de personnes, de processus, les indisponibilités, les suscepti- bilités, les absences, les retards, etc. L'expérience nous a appris que cette gestion quotidienne de l'intervention constitue une source de données in- formelles qui participent pour une part non négligeable à la construction de nos modèles de compréhension. Elle permet aussi, dans une certaine me- sure, de déterminer les limites des possibilités de changement. Construction du modèle-cadre (représentation fonctionnelle) Au niveau le plus élémentaire, les méthodes de description mises en œuvre sont liées au cadre méthodologique choisi. Ces descriptions suivent le schéma d'analyse décrit plus haut (cf. p. 68) : - présentation des statistiques descriptives; - présentation des typologies sur les données; - présentation des inferences sur les processus en jeu dans le système étudié; - confrontation aux modèles théoriques dominants. Pour décrire le système plus globalement, nous avons expérimenté plu- sieurs approches. Une voie de recherche, que nous avons explorée à l'occasion de notre étude du travail en horaires atypiques, est la modélisa- tion des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, au tra- vers de la réalisation de système expert à base de règles du type si... alors... : le moteur d'inférence utilisé, d'ordre 1, permettait notamment de modéliser des phénomènes de ruptures ou de bifurcations (Ramaciotti et al. [1990]). Nous nous sommes également inspirés des formes de représentations gra- phiques fondées sur la méthode de modélisation systémique proposée par Moles [1995, pp. 172 et ss.]. Il s'agit de diagrammes du type de celui de la 78 Figure 7 p. 60, utilisé pour la présentation du « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale ». A l'occasion de la réflexion conduite dans le cadre de cet ouvrage, nous avons tenté de re-situer les trois problématiques considérées (aménagement du temps de travail, prévention des lombalgies et gestion des absences pour maladie) dans le cadre du « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale ». C'est à l'heure actuelle la voie qui nous semble Ia plus prometteuse, car elle permet de relier des données empiriques et un cadre théorique solide. Enfin, de nombreuses voies restent à explorer pour la description des sys- tèmes décrivant les relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Élaboration et mise en œuvre d'un programme d'action, d'évaluation et de « suivi » Les difficultés conceptuelles et pratiques inhérentes au passage de la représentation à l'action ont déjà été évoquées (cf. p. 29). Nous aborderons ici quelques problèmes pratiques auxquels le « préventeur » se heurte inévitablement. Le premier concerne le niveau auquel devrait se situer la prévention. Si l'on se réfère aux points de vue, évoqués plus haut, de Laborit [1968, p. 49-52] et de Walliser [1977, pi 14] on sait d'une part que, dans un système hiérarchisé, les niveaux inférieurs sont pilotés par les niveaux supérieurs. On sait aussi que les régulations opérées par les niveaux supérieurs pour- suivent des finalités plus globales, permettent de répondre à des perturba- tions plus importantes de l'environnement et de résoudre des problèmes plus généraux, mais aussi qu'elles fonctionnent selon des rythmes plus lents. Cela revient à dire que la prévention devrait se situer à tous les niveaux, en commençant par le plus élevé. Dans notre cas, on envisagerait d'abord les niveaux des collectivités internationales et nationales, ensuite celui des institutions locales et des entreprises, puis celui des relations interperson- nelles, et enfin le niveau individuel. Or, il est rare qu'une seule et même personne ou institution ait la possibilité d'agir à tous ces niveaux. D'où la nécessité d'imaginer des systèmes cohérents de prévention intégrant tous les niveaux considérés. Le passage du modèle à des actions visant à la transformation des situations de vie ou de travail nécessite que chacun des « acteurs », collectifs et indi- viduels, reconnaisse Ia pertinence de la construction par rapport à ses pro- 79 près conditions de vie.et de travail. Nous avons constaté, fait connu, que les salariés se reconnaissent mieux dans un modèle à là construction duquel ils ont été associés. Une condition du passage à l'action est l'adhésion de la grande majorité des « acteurs » aux objectifs de la démarche entreprise et la volonté de la mettre en oeuvre. Une adhésion de principe n'est pas suffisante, la volonté d'aboutir doit être forte du début à la fin du projet, au risque de le voir se dénaturer ou, pour ne pas émettre de jugements de valeur, de voir le projet « bifurquer ». Nous citerons deux exemples allant dans ce sens. Le premier concerne l'aménagement d'un système d'horaires et de rota- tions pour du personnel travaillant en continu. Après une enquête auprès du personnel et des analyses ergonomiques du travail, nous avons élaboré un nouveau plan dans le cadre d'un groupe paritaire. Ce plan était acceptable pour toutes les parties, mais la direction de l'entreprise a subordonné sa mise en œuvre à l'acceptation, par le personnel, d'un projet portant sur d'autres enjeux. Cette exigence a conduit au maintien d'un système d'aménagement du temps de travail peu satisfaisant. Le second exemple porte sur l'introduction de dispositions concernant la prévention dans une convention collective de travail. Le système proposé avait été admis par les deux parties et, au moment de la négociation finale, les salariés ont renoncé aux dispositions spécifiques sur la prévention au profit d'un droit d'affichage syndical. A l'inverse, les discussions autour des modèles provoquent l'émergence de solutions novatrices. Dans une entreprise où le personnel connaissait des problèmes de lombalgies, l'analyse ergonomique du travail a montré que l'exposition au risque d'atteintes lombaires dépendait, entre autres, de la manière dont les chefs d'équipe organisaient et répartissaient les tâches sur les chantiers. En plus des mesures de formation et d'information de ces personnes qui avaient été suggérées, la direction de l'entreprise a décidé d'inclure les questions relatives à la prévention des maux de dos dans les critères d'évaluation annuelle des performances des chefs d'équipe, au même titre que les critères économiques d'efficience et de qualité du tra- vail. L'élaboration et la mise en œuvre d'un programme d'action ne peuvent pas être envisagées sans une phase d'évaluation, de suivi et de correction. En tant que chercheur et intervenant extérieur, c'est un domaine dans lequel nous avons moins d'expérience. C'est « par hasard » que nous apprenons quelques années après notre passage que les lombalgies ont régressé dans l'entreprise ou que le système horaire mis en place donne satisfaction et qu'il est revu périodiquement dans le cadre des procédures mises en place durant l'intervention. C'est également « par hasard » que l'on apprend qu'à 80 la suite de notre départ, le processus de transformation s'est arrêté et qu'« il ne se passe plus rien ». Nous ne sommes certainement pas seul dans cette situation, car les publi- cations portant sur les évaluations à court, moyen et long terme des inter- ventions en tout genre sont rares. C'est regrettable car dans la problémati- que développée, seul le « retour d'expérience » permet d'enrichir, voire de valider la démarche. 81 Conclusion de la première partie Le cadre conceptuel décrit ici a été élaboré sur la base d'expériences per- sonnelles de diverses natures : recherches, interventions et lectures. Il n'a rien de définitif et n'a aucune prétention ni de « vérité », ni d'universalité. Il est daté et situé. Le cadre proposé se situe entre les champs de l'ergonomie qui porte sur l'analyse et l'aménagement des situations de travail dans leur spécificité, et de l'épidémiologie qui s'intéresse aux populations. Entre ces deux pôles, nous pensons qu'il y a la place pour une « macroergonomie »29 ou une « microépidémiologie » qui porterait sur l'étude de groupes de population homogènes au point de vue des conditions de vie et de travail. La démarche proposée s'inscrit dans le contexte de l'ergonomie euro- péenne qui est fondée sur l'analyse du travail « réel »30. De notre point de vue, l'ergonomie est encore trop orientée vers la production de modèles déterministes. Nous ne sommes plus du tout persuadés que la situation de travail future peut être construite par la seule extrapolation des résultats de l'analyse de la situation de travail actuelle. Nous pensons aussi que l'ergonomie pourrait se préoccuper davantage de créer des espaces d'autonomie et de régulations permettant l'émergence de solutions nou- velles. Par contre, malgré l'utilisation d'outils et de concepts communs, notre approche est assez éloignée de l'épidémiologie traditionnelle, qui elle, se fond dans le moule du déterminisme et du réductionnisme des sciences positives. A notre avis, le principal intérêt du cadre proposé est de relier, dans une même démarche, la modélisation et l'action sur le milieu : l'adhésion au point de vue constructiviste permet d'élaborer des modèles ou des repré- sentations pour l'action, en agissant; l'adhésion à l'approche systémique, permet d'appréhender les problèmes globalement. La référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » permet de modéliser les relations entre situations de travail, modes de vie et santé, sur la base d'une structure invariante qui relie le biologique, le psychologique, et le social. Le terme de « macroergonomie » est utilisé ici faute de mieux, pour favoriser la ren- contre avec la « microépidémiologie ». Cette « macroergonomie » n'a donc rien à voir avec le courant du même nom qui se développe actuellement en Amérique du Nord (voir à ce propos de Montmollin [1994, pp. 179-191]). 30 Par opposition à l'école ergonomique anglo-saxonne des «human factors» qui elle, est fondée sur l'application aux situations de travail, de connaissances scientifiques pro- duites en laboratoire. 82 Au terme de cette première partie, dans laquelle nous avons tenté de spéci- fier un cadre pour nos recherches, nous citerons une fois encore Laborit [1968, p.105] qui écrivait : « Il ne s'agit certes pas de fournir un cadre sans rien y mettre mais, à tout prendre, un beau cadre est encore préférable sans rien dedans, en sa rigoureuse géométrie, à certains tableaux sans cadre et dont le regard se détourne parce qu'ils ne possèdent aucune structure in- terne. Avec un peu d'imagination on peut remplir un cadre vide. Toute l'imagination du monde n'organisera pas l'inorganisé. Ce qu'il faut c'est une belle œuvre dans un beau cadre ». Dans la seconde partie de ce travail, nous allons tenter de remplir le cadre. Nous allons présenter et discuter les recherches que nous avons conduites dans les domaines de l'aménagement du temps de travail, de la prévention des lombalgies et de la gestion des absences pour maladie. 83 DEUXIÈME PARTIE : APPROCHE EMPIRIQUE DES RELATIONS ENTRE SITUATIONS DE TRAVAIL, MODES DE VIE ET SANTÉ Introduction à la deuxième partie La seconde partie de ce travail est consacrée à la présentation et à Ia discus- sion des résultats des études empiriques que nous avons conduites ces douze dernières années. Ces travaux ont déjà fait l'objet de nombreuses présentations dans des congrès et de publications scientifiques auxquelles nous nous référerons de manière parfois critique. Notre objectif est de re- situer ces travaux par rapport au cadre théorique défini dans la première partie. Nous allons nous attacher à convaincre le lecteur de la pertinence du cadre proposé pour l'élaboration de « représentations pour l'action ». Pour ce faire, nous présenterons trois modèles-cadres construits à l'occasion de nos recherches sur l'aménagement du travail en horaires atypiques, la pré- vention des lombalgies et la gestion des absences pour maladie. Le même plan sera appliqué pour la présentation des trois études, afin de mettre en évidence la similitude des processus qui régissent les relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Nous montrerons com- ment les processus en question se manifestent sous des formes différentes selon les contextes. Le plan adopté est le suivant : dans un premier temps, nous présenterons le contexte des recherches qui ont conduit à l'élaboration des modèles propo- sés (les représentations ne sont pas indépendantes du contexte). Après avoir délimité le système étudié, nous proposerons ensuite « notre représentation ». Il s'agit d'une (re)construction fondée sur l'étude de la littérature et sur nos propres travaux de recherche. Nous ne citerons que les principaux articles consultés car nous ne sommes plus en mesure de re- constituer la totalité du processus qui a conduit aux constructions présen- tées. Pour chacun des thèmes, nous renverrons le lecteur à des travaux de synthèse publiés dans la littérature scientifique, ainsi qu'à nos propres pu- blications et rapports qui contiennent de nombreuses autres références.31 31 Une telle façon de procéder peut sembler un peu cavalière. Il n'en est rien. Ce que nous proposons ne constitue pas un « état de la question » supplémentaire, « mais un point de vue », une « conviction intime » que l'on soumet à la critique. Nous serions en mesure d'étayer ce point de vue par de nombreuses publications scientifiques, mais nous serions également en mesure de raconter « une autre histoire » en se fondant sur d'autres publications tout aussi sérieuses. Ce qui, à nos yeux, fait la force des points de 84 Afin d'illustrer la démarche de modélisation, nous présenterons, pour cha- que cas, les résultats d'une analyse de typologies et de classifications (mise en évidence des similitudes et des différences) ; Nous confronterons ensuite chacune de nos constructions au « modèle théorique de Ia maladie à médiation psychosociale » pour tenter de con- vaincre le lecteur de sa pertinence en tant que cadre théorique général pour l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Pour terminer, nous tenterons, pour chaque cas, d'évaluer dans quelle me- sure l'approche que nous avons choisie modifie les perspectives d'action en matière de prévention et de promotion de la santé au travail. vue présentés, c'est la possibilité que nous avons de les défendre globalement, à partir des considérations théoriques développées dans la première partie. 85 L'aménagement du travail en horaires atypiques Contexte de la recherche et enjeux Il y a plus de 10 ans que nous avons commencé à nous intéresser aux ques- tions relatives à l'aménagement du temps de travail. En 1985, nous avons obtenu un subside32 du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS) pour une étude sur la « gestion du travail de nuit ». Cette recherche s'inscrivait dans le cadre du Programme national de recherche No 15 (PNRl 5) intitulé «Vie au travail : humanisation du travail et développe- ment technologique ». Ce programme avait été conçu dans la perspective des dispositifs de soutien à la recherche et aux innovations sociales, orientés vers l'amélioration des conditions de travail. De tels dispositifs avaient été introduits quelques années auparavant dans des pays voisins. A cette époque, les chercheurs s'intéressaient davantage aux « effets » né- gatifs du travail sur la santé qu'aux « effets » positifs qui ont été mis en évidence plus tard, lors de l'étude des conséquences du chômage et des dif- ficultés économiques sur la santé. Cependant, Levy [1988, p.10], dans la présentation de l'ouvrage constituant le rapport final du PNR15, rapportait déjà les doutes de certains chercheurs qui se demandaient si un tel pro- gramme avait encore un sens alors que la pénurie de travail menaçait. Levy leur répondait en substance que la question qui était posée était de savoir comment concilier les changements avec l'amélioration ou le maintien de la qualité de la vie. Notre projet de recherche, conduit auprès de 666 salariés occupant 82 fonctions dans 7 entreprises, avait été conçu dans le but de mesurer les « effets » négatifs du travail de nuit sur la santé et de proposer des mesures de prévention permettant de les minimiser. Des informations sur la manière dont ces 666 personnes évaluaient leurs situations de vie et de travail, recueillies par questionnaires, ont été confrontées aux résultats d'observations ergonomiques conduites sur les lieux même du travail. Nos hypothèses n'ont été que partiellement vérifiées. Si les résultats ont effectivement révélé une augmentation de certains troubles (notamment du sommeil), dans certaines catégories de travailleurs en horaires atypiques, nous avons constaté que cet accroissement ne se retrouvait pas dans tous les groupes observés. Des variables reflétant la nature du travail, le statut social et l'autonomie des travailleurs ont permis d'expliquer en partie ces différences. D'autre part, nous avons constaté des différences interindivi- duelles importantes. Dans tous les groupes, nous avons trouvé des indivi- Subside No 4.818-0.85.15 du Fonds national suisse de la recherche scientifique. 86 dus qui supportaient relativement bien le travail de nuit alors que d'autres ne le supportaient pas du tout. Les principaux résultats de cette recherche ainsi qu'une bibliographie comprenant 150 références ont été publiés dans Ramaciotti et al. [1988, pp.123-159]. Ces résultats nous ont amenés à distinguer, dans leurs complémentarités : - l'approche statistique (ou épidémiologique) qui conduit à des mesures de santé publique de portée très générale; - l'approche ergonomique et « micro-épidémiologique » qui permet de procéder à des aménagements des situations de travail particulières, concernant des groupes de salariés; - l'approche « clinique » de la médecine du travail fondée sur l'évaluation des aptitudes de chaque salarié et l'aménagement person- nalisé des postes de travail. Nous avons alors constaté que si l'approche épidémiologique, fondée sur des méthodes statistiques orientées vers la production de modèles détermi- nistes, et l'approche clinique fondée sur des heuristiques (le « sens clini- que ») étaient bien définies, il n'en allait pas de même de l'approche inter- médiaire qui oscille entre ces deux pôles3. C'est pour tenter de combler cet espace, pour notre propre usage, que nous avons commencé à développer la problématique présentée dans la première partie. Le dépouillement des données, fondé sur des analyses de correspondances multiples et de classifications, a conduit à former des groupes homogènes de salariés, parvenant ou non à gérer l'ensemble des contraintes profes- sionnelles et non professionnelles auxquelles ils sont soumis. L'étude de la structure de ces groupes a permis d'isoler des configurations de facteurs de risque à partir desquelles nous avons tenté « d'inférer des processus qui engendrent les différences [d'état de santé] observées ». A la suite de cette première recherche, l'Office fédéral de l'industrie, des arts et métiers et du travail (OFIAMT) nous a confié un mandat d'étude ayant pour objet de mieux comprendre les raisons qui conduisent les en- treprises à introduire des horaires atypiques. Cette recherche, conduite au- près d'une centaine d'entreprises, a montré l'influence du contexte social Un siècle et demi avant nous Villermé avait été confronté à ce problème. Son biogra- phe écrit : « Si nous donnons ces précisions formant les premières pages de l'article de Villermé, c'est parce qu'elles préfigurent la méthode qu'il va suivre dorénavant dans ses enquêtes sociales, témoignant à la fois de réalisme et d'exploration chiffrée et dépassant largement le cadre de la statistique indifférente et impersonnelle pour essayer de dé- peindre la vérité, telle qu'il l'a vue et telle qu'il l'a vérifiée grâce aux sources complé- mentaires qu'il a toujours l'honnêteté et la modestie de citer d'abord, ne parlant qu'accessoirement de son rôle d'observateur. » (Valentin [1993], op. cit. part. I, p.47). 87 géographique et économique, ainsi que le rôle de l'organisation du travail dans la survenue ou nô,n»des << effets » du travail de-nuit. Forts de ces expériences, certaines entreprises nous ont confié des mandats dans le domaine de l'aménagement du temps de travail. Ce fut pour nous l'occasion de vérifier, dans l'action, la pertinence des représentations que nous avions construites et de mettre au point une méthodologie d'intervention fondée sur la recherche de solution de compromis entre les exigences de la production et la satisfaction des besoins physiologiques, sociaux et économiques des salariés, considérés individuellement et collec- tivement. A l'occasion de ces travaux, nous avons pris conscience du fait que les compromis ainsi établis s'inscrivaient dans le cadre de compromis plus globaux entre les partenaires sociaux. Des inconvénients ou des avantages en matière d'aménagement du temps de travail pouvaient être concédés ou obtenus en contrepartie d'avantages ou d'inconvénients dans des domaines étrangers à la problématique (garantie de l'emploi, salaire, consultation syndicale, etc.). On se trouvait alors aux antipodes des recommandations de certains physiologistes, en matière d'aménagement du temps de travail, fondées uniquement sur des considérations relatives aux rythmes biologi- ques. La question qui se pose alors est de savoir l'importance accordée à la dimension « santé » dans l'établissement de ces compromis globaux. Le recul nous montre à quel point les compromis négociés, sont fragiles et dépendants du contexte économique, conjoncturel et social. En France, par exemple, ce sont parfois les mêmes équipes d'ergonomes qui ont été man- datées, au nom de « l'amélioration des conditions de travail », il y a quel- ques années, pour mettre en place la cinquième voire la sixième équipe dans l'industrie, qui sont appelées aujourd'hui pour réduire le nombre des équipes dans une perspective de « rationalisation » de la production. Actuellement, la problématique de l'aménagement du temps de travail s'enrichit dans la mesure où elle intègre les concepts de partage du travail et de réduction du temps de travail », engendrés par la montée du chômage. Délimitation du système La problématique des relations entre l'aménagement du temps de travail et la santé relève d'interactions complexes entre les cinq niveaux d'organisation évoqués dans première partie (cf. p. 72). Au niveau individuel, le salarié doit parvenir à construire et à maintenir un équilibre entre la satisfaction des ses besoins physiologiques, les exigences de la tâche et les contraintes temporelles, biologiques et sociales, supplé- 88 mentaires que lui impose le travail en horaires atypiques. Ce niveau est « piloté » par les interactions entre Ie salarié en question et son environne- ment, professionnel, familial et social. Ces interactions sont elles-mêmes dépendantes, en grande partie, du cadre culturel et institutionnel dans le- quel elles s'exercent : organisation du travail, structure familiale et organi- sation sociale. Enfin, l'entreprise, la famille et Ia société dans son ensemble s'inscrivent dans un contexte économique et juridique national. Le système est ouvert sur l'extérieur par des flux d'informations, de matières, de personnes, d'énergie et de capitaux. Le caractère transdisciplinaire de la problématique de l'aménagement du temps de travail est évident. L'établissement des liens entre les niveaux né- cessite la mise en relation de variables de natures différentes. Si l'on se ré- fère à notre cadre théorique, il s'agit de comprendre comment Ie sociolo- gique surdétermine le psychologique et le biologique, et comment s'opèrent les régulations entre ces champs. Une représentation Les études qui se réclament de l'aménagement du temps de travail sont nombreuses et relèvent de plusieurs disciplines, de la chronobiologie à la macro-économie, en passant par l'ergonomie, l'organisation et le droit. Chaque approche privilégie un point de vue, ce qui rend difficile l'élaboration de « représentations pour l'action » qui permettent d'agir sur la base d'arbitrages entre des contraintes de natures différentes et parfois contradictoires. A notre avis, les connaissances scientifiques actuelles ne permettent pas, en tant que telles, de construire des solutions optimales. Les connaissances scientifiques permettent « d'instruire le dossier » afin d'aider les individus et les groupes à construire et à choisir des solutions compatibles avec les règles élémentaires qui régissent le « fonctionnement » des organismes vivant et de la société. Nous aborderons successivement, en tentant de les relier au sein d'une re- présentation cohérente, les questions suivantes : - aspects chronobiologiques et physiologiques; - « effets » du travail de nuit sur la santé; - « effets » du travail de nuit sur les performances et Ia sécurité du travail ; - dimensions ergonomique et organisationnelle; - problèmes micro-économiques; 89 - aspects macro-économiques. .--¾} Ainsi que nous l'avons évoqué dans la première partie, Ia majorité des pu- blications traitent des relations à l'intérieur de chacun de ces champs. L'ouvrage de Quéinnec et al. [1992], (lere édition 1985) comprend plu- sieurs centaines de références bibliographiques classées selon ces différents thèmes. Nous avons tenté d'établir des liens entre ces champs afin de montrer comment s'opèrent les régulations entre eux (Ramaciotti et al. [1990]). Aspects chronobiologiques et physiologiques Un fait est évident : l'espèce humaine est diurne. De nombreux travaux scientifiques montrent clairement que la plupart de nos fonctions biologi- ques et physiologiques sont plus actives le jour que la nuit. Il en résulte que, toutes choses égales par ailleurs, les performances humaines sont meilleures le jour que la nuit. Dans ce domaine, les travaux de recherche et de synthèse de Reinberg [1989] constituent une base incontestée. Le point de vue qui prédomine actuellement est que les rythmes biologi- ques, infradiens (moins de 24 heures), circadiens (env. 24 heures) et ultra- diens (plus de 24 heures) auxquels nous sommes soumis, ont pour origine une « horloge interne », propre à l'espèce, inscrite génétiquement. Cette « horloge » serait pilotée par des « synchroniseurs » externes naturels (le jour et la nuit, les saisons, etc.) et sociaux (les horaires des repas, du travail, des loisirs, etc.). Ce modèle permet d'expliquer pourquoi les fonctions biologiques et phy- siologiques d'un voyageur qui se déplace au travers des fuseaux horaires s'adapte en quelques jours sur les horaires de son lieu de destination alors que les mêmes fonctions d'un travailleur de nuit ne s'adaptent quasiment pas. Dans le premier cas, l'ensemble des synchroniseurs se trouve décalé, alors que dans le second cas, le travailleur reste soumis aux synchroniseurs locaux. Certains auteurs évoquent un « conflit » entre les rythmes propres de l'individu et les synchroniseurs externes auxquels il est soumis. Des expériences en chronobiologie ont permis d'identifier certaines subs- tances qui permettraient d'influencer les rythmes biologiques. Des recher- ches ont également montré que les effets thérapeutiques et toxiques de cer- tains médicaments varient en fonction de l'heure de l'administration. Sur la base de ces connaissances, des tentatives ont été conduites pour mo- difier les rythmes des travailleurs de nuit en modulant, en fonction de l'heure, la quantité de lumière apportée à la place de travail. Dans le do- maine militaire, il semble que des essais aient été conduits à l'aide de 90 substances agissant sur les rythmes biologiques. La « chronopharmacologie » est en plein développement. Enfin, les aviculteurs savent qu'une poule synchronisée sur une alternance jour / nuit de 24 heu- res, pond un œuf, alors que sa congénère, synchronisée sur une alternance jour / nuit de 12 heures, en pond deux. « Effets » du travail de nuit sur la santé Les résultats des études épidémiologiques sur les « effets » du travail de nuit sur la santé sont peu clairs et parfois même contradictoires. Certaines études mettent en évidence certains « effets » négatifs du travail de nuit alors que d'autres ne les retrouvent pas. Le seul « effet » qui se retrouve dans quasiment toutes les études concerne les troubles du sommeil : les travailleurs de nuit dorment moins longtemps que les travailleurs de jour et la qualité du sommeil est moindre. Ces résul- tats sont interprétés de différentes manières. Les troubles sont souvent associés à la difficulté qu'il y aurait à dormir en période d'activation bio- logique. D'autres auteurs incriminent l'environnement (bruit de la vie à l'extérieur, lumière etc.). Enfin, le déficit en sommeil serait lié au mode de vie des travailleurs de nuit, qui réduisent volontairement leur temps de sommeil pour participer à Ia vie sociale en journée et en soirée, lorsqu'ils en ont la possibilité. La question de savoir quelles peuvent être, à long terme, les conséquences sur la santé de ces troubles du sommeil est, elle aussi, controversée. Certains extrapolent des résultats de recherches expé- rimentales sur la privation de sommeil pour inférer l'existence des effets spécifiques, alors que d'autres n'évoquent que le risque de fatigue générale ou de « surmenage » qui sont des processus réversibles. Après les troubles du sommeil, l'augmentation des troubles de la fonction digestive, et même de l'incidence des ulcères d'estomac, se retrouvent dans de nombreuses études. Ces troubles s'expliqueraient par la prise de nourriture en période de désactivation biologique, par des déséquilibres alimentaires (excès de glucides et de lipides) et par l'ingestion de repas supplémentaires du fait des horaires de travail décalés. La surcharge pondérale des populations de travailleurs de nuit est souvent observée et mise en relation avec les déséquilibres alimentaires qualitatifs et quantitatifs qui viennent d'être évoqués ou avec des troubles métaboli- ques qui seraient engendrés par l'absorption d'aliments en période de dés- activation biologique. Des auteurs observent un accroissement du risque relatif d'atteintes cardio- vasculaires dans des groupes de travailleurs de nuit. Il pourrait s'agir d'un 91 effet indirect lié aux,problèmes nutritionnels eL.pondéraux ainsi qu'à un « stress » supplémentaire'liés aux contraintes temporelles. Une augmentation des troubles de la mémoire et de l'attention, certaine- ment liés à la fatigue, ont été mis en évidence dans des populations parti- culières de travailleurs de la nuit. Enfin des troubles nerveux non spécifiques sont souvent attribués au travail en horaires atypiques. C'est au terme de notre propre étude sur « la gestion du travail de nuit » que nous avons acquis la conviction que l'approche épidémiologique fon- dée sur la recherche « d'effets » du travail de nuit, indépendants de la na- ture du travail et du contexte dans lequel il s'exerce, ne conduisait pas à des « représentations pour l'action » opératoires. Employeurs et salariés utili- sent des résultats scientifiques apparemment contradictoires pour alimenter une polémique stérile sur les « effets » du travail de nuit. Les différences rencontrées sont certainement dues aux fait que les études ont été conduites dans des contextes différents, sur des populations présentant des situations de travail et des modes de vie différents. Les résultats des analyses statistiques auxquelles nos données ont été sou- mises (Ramaciotti et al., [1988]) ont montré que les « effets » sur la santé du travail en horaires atypiques étaient très différents d'une entreprise à l'autre. De plus, ces effets n'étaient pas proportionnels aux contraintes ho- raires. La comparaison des situations de vie et de travail des groupes étu- diés nous a permis de relier les « effets » observés à trois « facteurs de risque » très généraux. Ainsi, nous avons pu établir que le travail en horai- res atypiques est d'autant moins bien supporté que : - les contraintes professionnelles sont élevées; - le statut social des travailleurs est bas; - les travailleurs n'ont pas d'alternative professionnelle. (Ramaciotti étal. [1988, op. cit.]. Le lien entre l'état de santé et les contraintes professionnelles se comprend aisément. Un travail physiquement et/ou mentalement pénible mobilise davantage la personne qui l'exécute qu'un travail léger. Dans cette situa- tion, les contraintes temporelles viennent se surajouter aux autres et peu- vent conduire à une surcharge. Le lien entre état de santé et statut social est statistiquement significatif, mais l'interprétation est plus complexe. Dans une perspective systémique, on pourrait l'expliquer de la manière suivante : les « effets » sur la santé seraient liés à la capacité des individus à gérer l'ensemble des contraintes, professionnelles et non professionnelles, auxquelles ils sont soumis. Or, on sait que les travailleurs issus des couches sociales élevées disposent de da- 92 vantage d'autonomie pour faire face aux contraintes de toutes natures qui s'exercent sur eux. Nos données ont montré que le travail en horaires atypiques était, par un effet de sélection, mieux supporté par les personnes qui l'avaient librement choisi que par celles qui le « subissaient » du fait du marché de l'emploi ou d'engagements financiers auxquels ils devaient faire face. La comparaison de l'état de santé de groupes de professionnels ayant ou n'ayant pas d'alternative professionnelle nous a permis de conforter cette hypothèse. Pour expliquer la grande variabilité autour des relations statistiques qui viennent d'être présentées, nous avons construit une classification en huit groupes selon que les salariés apprécient ou non le travail de nuit et qu'ils le pratiquent fréquemment ou non (Blaire et al. [1994]). Cette analyse est présentée et commentée de manière détaillée plus loin. Nous nous limite- rons ici à relever qu'elle nous a permis de montrer que l'état de santé des travailleurs en équipes dépend autant des stratégies mises en œuvre pour faire face aux contraintes temporelles, professionnelles et non professionnelles que de la nature et de l'intensité des contraintes elles- mêmes. Si nous confrontons ces résultats au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale », auquel nous ne nous référions pas encore lors de la réalisation de cette étude, nous constatons que nos résultats révélaient l'importance des processus de rétroaction dans le système qui régit les relations entre situations de travail, modes de vie et santé. Enfin, nous avons compris ultérieurement que les stratégies que nous avions inférées à partir de cette typologie n'étaient rien d'autre que des stratégies de « coping » plus ou moins efficaces. Notre « cabanon » commençait ainsi à prendre forme34. « Effets » du travail de nuit sur les performances et la sécurité du travail Si, au laboratoire on trouve des fluctuations circadiennes des performances exprimées en termes de rapidité d'exécution ou de fréquences des erreurs 34 Selon notre ancien collègue, le Dr J.-J. Meyer qui fut un étudiant assidu de Piaget, ce- lui-ci ajoutait volontiers « une pierre à la cathédrale » qu'il construisait. Si nous évo- quons ici la construction de notre « cabanon », c'est non seulement pour évoquer la différence d'échelle entre les constructions respectives, mais aussi pour laisser le soin au lecteur de choisir lui-même entre les deux acceptions du terme « cabanon » données par le « Petit Robert »: 1) « cellule ou l'on enferme les fous jugés dangereux »; 2) « petite maison de campagne ». 93 (Leconte et Lambert [1990]), on les retrouve moins^ systématiquement et de manière moins nettê~surles lieux de travail. Cette différence est souvent expliquée par le fait qu'en période de désactivation biologique, les travailleurs mobilisent davantage leur potentiel de ressources pour atteindre la performance exigée, mais au prix d'un effort supplémentaire, donc d'une augmentation de leur charge de travail. La mise en œuvre, la nuit, de stratégies opératoires informelles plus « économiques » est bien connue des ergonomes. Il en va de même des réajustements de la répartition des tâches au sein des équipes de travail. La prise en compte des activités hors travail des salariés, pour expliquer les fluctuations de leurs performances professionnelles est peu fréquente. A ce titre, l'étude de Telle-Lamberton et Boulard [1994] est exemplaire. La recherche a été conduite sur un navire dans un cadre quasi-expérimental auprès de garde-côtes travaillant 12 heures par jour en un seul quart de 12 heures ou en deux quarts de six heures. Les hypothèses de recherche qui avaient été fondées sur les connaissances expérimentales des fluctuations nycthémérales des performances à différents tests n'ont pas été vérifiées dans ce groupe de marins. Les auteurs expliquent ces résultats par le fait que les marins consacraient au repos le temps libre dont ils disposaient à bord, en journée, alors qu'ils consacraient à d'autres activités le temps libre dont ils disposaient, à terre, en soirée35. Les travaux sur les relations entre le travail de nuit et la sécurité montrent que la fréquence des accidents diminue la nuit mais que leur gravité aug- mente. Des grandes catastrophes technologiques se sont produites en fin de nuit (Three-Mile-Island : 4h du matin, Tchernobyl : 5h, Bohpal 5h). Cependant, à l'exception des travaux sur la sécurité routière qui mettent en évidence un accroissement manifestes des risques d'accidents en fin de nuit, les résultats publiés sont assez disparates, ce qui est logique au vu de la variété des risques et des situations de travail. Il n'en demeure pas moins que la nuit doit être considérée comme une période présentant des risques spécifiques pour toutes les personnes appelées à travailler. Aspects ergonomiques et organisationnels Durant de nombreuses années, l'ergonomie, discipline orientée vers l'action, a fondé ses recommandations en matière d'aménagement du temps Cet exemple va dans le sens de l'hypothèse selon laquelle le social surdéterminerait les niveaux inférieurs. 94 de travail sur les seules connaissances chronobiologiques. Cette façon de procéder a conduit à des incompréhensions entre certains physiologistes qui émettaient des recommandations et des groupes de salariés qui ne les sui- vaient pas. Il y a une quinzaine d'années, les physiologistes recommandaient encore des rotations longues et homogènes. Des salariés étaient donc appelés à travailler 8 à 10 nuits consécutives. Ces recommandations étaient fondées sur des résultats d'étude en chronobiologie qui montrent une certaine inver- sion des rythmes biologiques après quatre ou cinq nuits de travail. L'idée était donc de faire bénéficier le plus longtemps possible les salariés de cette adaptation. Quelques années plus tard la « doctrine » a changé. L'hypothèse que l'adaptation était coûteuse au plan physiologique a été émise et a conduit les mêmes physiologistes à recommander une alternance de rotations courtes et non homogènes, ce qui conduisait à des rotations du type : deux postes du matin, deux de l'après-midi et un ou deux de nuit, avant une période de congé. Les mêmes bases ont conduit à des recommandations quant à la durée quo- tidienne du travail et à l'organisation de la journée (coupée ou continue). Si on se limitait au seul point de vue physiologique, on ne pouvait que pré- coniser des journées courtes (donc plus nombreuses) et coupées de manière à équilibrer les périodes d'activité et de repos. La question du sens des rotations a également fait l'objet de discussions. Les alternances « matin, après-midi, nuit » seraient moins astreignantes que les alternances inverses, « nuit, après-midi, matin ». Les premières citées correspondent à un déplacement est-ouest réputé moins astreignant que le déplacement inverse. De plus la rotation « matin, après-midi, nuit » conduit à rattraper le sommeil en retard alors que la rotation inverse demanderait que le travailleur accumule du sommeil en avance. Elle est cependant sou- vent préférée parce qu'elle conduit à un allongement des congés en fin de cycle. Le travail se termine alors le matin du dernier jour du cycle et re- prend Ie soir du premier jour du cycle suivant. Des recherches expérimentales et des observations ergonomiques portant sur les fluctuations des performances et de l'attention des opérateurs en fonction du moment dans la journée ou dans la semaine ont également con- duit à des recommandations en matière d'aménagement du temps de tra- vail. Par exemple, des pauses courtes et fréquentes permettent une meilleure récupération que des pauses plus longues et moins fréquentes. Dans tous les cas, les recommandations ne prenaient pas en compte les contraintes liées au travail lui-même, à la vie familiale et sociale des sala- riés, au temps de trajets, à l'alimentation, aux loisirs, etc. 95 Actuellement, la plup.aij.des ergonomes considèrentrque leur rôle est moins de faire des recommandations que de mettre à disposition des partenaires les connaissances scientifiques qui leur permettent d'intégrer la dimension ergonomique dans la construction de solution de compromis. Le titre de l'ouvrage de Quéinnec et al. [1992], op. cit. : « Repères pour négocier le travail posté », témoigne de cette approche. De notre côté, nous avons dégagé, sur la base d'observations effectuées dans le cadre de recherches et d'interventions, des principes généraux d'aménagement du temps de travail. Ces principes (ou règles), qui ont été construites à partir de la comparaison de situations différentes, sont fondés sur le principe que les salariés souhaitent limiter au maximum l'emprise temporelle de l'activité professionnelle sur leur vie, compte tenu des contraintes spécifiques à leur activité de travail. Ces règles sont les sui- vantes (Ramaciotti et al. [1994] : - lorsque les contraintes professionnelles, physique et/ou mentales sont élevées, le compromis se rapproche des recommandations des phy- siologistes à savoir : des journées courtes et/ou coupées, des cycles courts, et des rotations« matin, après-midi, nuit »; - lorsque les contraintes professionnelles, physiques et/ou mentales sont peu importantes, le compromis vise à maximiser le temps libre en al- longeant la durée journalière du travail, en supprimant les coupures, en introduisant des rotations longues dans le sens « nuit, après-midi, matin ». Aspects micro-économiques Le travail en équipes - ou posté - s'est fortement développé ces vingt der- nières années. Des recherches ont été conduites pour élucider les causes de cet accroissement. Il en ressort que la progression constatée est due à dif- férents facteurs : - développement des processus industriels continus (production et dis- tribution d'énergie, chimie, métallurgie, traitement des déchets, etc.). Le développement du travail en équipes dans le cadre de productions saisonnières, dans l'industrie agro-alimentaire par exemple, peut aussi être assimilé à cette situation. - développement des services publics (santé, sécurité); - développement du travail en équipes pour des raisons économiques; - effet « boule de neige ». L'augmentation du nombre de personnes ac- tives la nuit crée de nouveaux besoins et stimule l'offre de nouveaux services. 96 Si le développement des processus continus et des services publics n'est remis en cause par personne, il n'en va pas de même du développement du travail de nuit pour des raisons économiques. La littérature sur ce thème est unanime. Il s'agit d'augmenter la durée de fonctionnement des équipe- ments ayant nécessité des investissements élevés, pour les rentabiliser et les amortir plus rapidement. L'étude que nous avons conduite pour l'OFIAMT (Ramaciotti et al. [1988b]) a montré, qu'en fait, les raisons économiques qui conduisaient les entreprises à introduire du travail en équipes étaient plus diverses qu'on pouvait l'imaginer. Nous avons observé les situations suivantes : - l'entreprise procède à un nouvel investissement, ce qui augmente sa capacité de production à un stade donné du processus. Pour rééquili- brer le système, le travail en équipes devient nécessaire en amont et en aval; - l'entreprise introduit le travail en équipe pour absorber une demande dépassant sa capacité de production en horaire normal. La logique des « flux tendus » qui prévaut actuellement favorise l'alternance de périodes de travail en équipes et de chômage partiel; - le travail en équipes est introduit pour limiter les coûts liés au temps nécessaire pour arrêter et/ou remettre en marche des installations de production; - le travail en équipes est introduit, dans des productions peu capitali- sées, pour augmenter le volume de la production sans procéder à de nouveaux investissements. Nous avons regroupé ces motifs selon trois « logiques » économiques conduisant à l'introduction du travail en équipes : amortissement des in- vestissements, organisation de la production et augmentation du volume de la production. En comparant les situations de travail entre les entreprises appliquant des logiques différentes, nous avons constaté que l'impact de l'introduction du travail en équipe sur la santé des salariés n'était pas le même selon les motifs qui sous-tendent l'introduction des équipes. Ainsi, dans le cas d'investissements techniques importants qu'il convient de rentabiliser, l'entreprise fait appel à des salariés volontaires, générale- ment qualifiés et bien rémunérés. Elles leur accordent une compensation substantielle des contraintes horaires, en temps et en argent et garantissent un retour aux horaires « normaux » aux salariés qui le souhaiteraient. A l'opposé, dans les entreprises de production de masse, peu capitalisées, l'introduction du travail en équipes est imposée à l'ensemble d'un person- nel peu qualifié et peu rémunéré, sans possibilité de retour à des horaires 97 « normaux ». Dans cette situation, les trois facteurs de/isques évoqués plus haut, contraintes productives, statut social bas, ei'absence d'alternative pro- fessionnelle se trouvent réunis. De plus, nous avons montré, par des si- mulations, que ce mode d'organisation était économiquement dangereux. Les primes d'équipes qui viennent s'ajouter à la masse salariale conduisent à l'augmentation des prix de revient unitaires et à la diminution des marges. Cette stratégie revient à vouloir concurrencer le tiers-monde sur son propre terrain. Les résultats de cette étude sont présentés de manière synthétique dans Ramaciotti [1988] et de façon détaillée dans Ramaciotti et al. [1988b]. Aspects macro-économiques Dans la perspective constructiviste qui est la nôtre, nous considérons que l'économie est une science normative. Les règles qui régissent les échanges des biens et services sont des « constructions » et non des « lois naturel- les ». L'histoire montre qu'en d'autres temps et en d'autres lieux, ces règles étaient différentes. Les quelques considérations qui suivent ne représentent donc qu'un point de vue, situé, daté et signé. Sur des marchés qui se mondialisent (la « mondialisation » relève d'une construction négociée et non le résultat d'une « évolution naturelle »), les entreprises doivent réduire leurs coûts de production pour perdurer. Une fois les possibilités de rationalisation épuisées, une manière de réduire de réduire les coûts consiste à les « externaliser », c'est-à-dire à les faire supporter par d'autres : les individus et les collectivités publiques. Les ré- sultats de ces externalisations se mesurent en termes de taux de chômage, de prix de la santé et de rupture des liens sociaux. Parallèlement, pour donner des avantages concurrentiels à leurs entreprises, les Etats leur concèdent des allégements fiscaux et des diminutions de charges sociales. Cela est réalisé dans un contexte de déréglementation, notamment dans le domaine de la protection de la santé des salariés. On se rapproche ainsi des conditions d'échange que les économistes néo- libéraux qualifient d'idéales. C'est dans ce contexte que se situent Bosco et al. [1980] lorsqu'ils considèrent les « effets » du travail de nuit sur la vie sociale et la santé du travail comme des coûts sociaux externalises, au même titre que ceux issus de la mise en œuvre d'une technologie polluante. Cette analogie leur permet de déduire, sur la base de la « théorie des coûts et des rendements marginaux », que le volume de travail de nuit corres- pondant à un optimum social est toujours inférieur à celui qui résulte du choix des entreprises, fondé sur des critères privés. Le rôle de la législation serait de limiter le volume de travail de nuit de manière à ramener l'optimum privé à l'optimum social. 98 D'un point de vue encore plus général, les mêmes auteurs considèrent qu'un poste de travail reste acceptable, du point de vue économique, tant que les coûts sociaux qu'il engendre restent inférieurs au coût du chômage qui serait généré par sa disparition. Nous allons maintenant tenter de situer ce qui précède à l'intérieur du cadre théorique que nous nous sommes fixé dans la première partie. Le but est de montrer comment on peut reconstruire cette représentation en délimitant et hiérarchisant le système étudié; en effectuant des classifications sur des données empiriques et en inférant, sur la base du « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale », des processus qui ont engendré les différences entre les classes de la typologie (cf. référence à Batesonp. 76). Typologies et classifications L'analyse des données empiriques qui ont été recueillies a conduit à plu- sieurs classifications correspondant à autant de points de vue différents qui ont chacun contribué, pour une part, à la construction de nos représenta- tions. Nous présenterons ici deux analyses déjà évoquées plus haut. La première porte sur les liens entre la fréquence du travail de nuit, les préférences ho- raires des salariés, la perception qu'ils ont de leur état de santé. (Blaire et al. [1994]). La seconde analyse qui sera présentée porte sur les liens entre la logique économique qui a conduit au travail en équipes et les « effets » sur la santé (Ramaciotti et al. [1988b]). La première analyse avait pour but de comprendre les liens entre les préfé- rences horaires des salariés et la perception qu'ils ont de leur état de santé. La classification à été construite sur la base de deux sous-groupes de sujets appartenant à la population de 666 personnes interrogées au cours de notre étude. Nous avons sélectionné, d'une part les 205 personnes (près du tiers de l'échantillon !) qui ont mentionné la nuit en tant qu'horaire "préféré" et d'autre part, les 120 personnes pour qui la nuit était l'horaire "le moins ap- précié". Chacune de ces deux populations a fait l'objet d'une analyse de classification fondée sur la fréquence du travail de nuit exprimée en nom- bre moyen de postes de nuit par mois et sur l'importance des symptômes évoqués, regroupés par systèmes (neurologiques, cardio-vasculaires, respi- ratoires, articulaires, dermatologiques, digestifs et dépressifs). Ces analyses ont, par définition, fait ressortir des groupes qui se distinguent par des fréquences de travail de nuit et des perceptions de l'état de santé différentes. Les huit combinaisons possibles entre les préférences horaires, 99 la fréquence du travail de nuit et l'état de santé ont été rencontrées dans l'échantillon. Elles correspondent à la projection des^èntroïdes des classes sur les axes factoriels correspondant respectivement le mieux à la fré- quence du travail de nuit et à la perception de la santé. HORAIRE DE NUIT APPRÉCIÉ Travail de nuit peu fréquent Travail de nuit fréquent Peu de symptômes 1 3 Plus de symptômes 2 4 HORAIRE DE NUIT PEU APPRECIE Travail de nuit peu fréquent Travail de nuit fréquent Peu de symptômes 5 7 Plus de symptômes 6 8 Tableau 3 : Partition de la population selon qu 'elle apprécie ou non le tra- vail de nuit, la fréquence du travail de nuit et le nombre de symptômes mentionnés dans le questionnaire. Les comparaisons à l'intérieur des cases et entre les cases du tableau 3 ont permis d'inférer une dizaine de stratégies qui permettraient d'expliquer les préférences horaires des personnes interrogées. Ces stratégies peuvent elles-mêmes être regroupées en fonction de diffé- rents critères. Ainsi, si l'on place d'un côté les stratégies qui correspondent à des choix "positifs" dans le sens où elles expriment des préférences en matière de vie professionnelle et sociale et que, de l'autre côté, on considère les stratégies qui rendent compte de choix "réactifs" face aux contraintes de la vie, on constate que cette classification se superpose avec la perception de la santé. Le premier type de stratégie (choix positifs) se rencontre dans les cases 1, 3, 5, et 7 du tableau 3. dans lesquelles se trouvent les personnes qui se considèrent en bonne santé, alors que le second type (choix réactifs) se rencontre dans les cases 2, 4, 6 et 8 et qui correspondent à une percep- tion plus négative de la santé. Les choix "positifs " des personnes en bonne santé: - le groupe 1 est composé de personnes effectuant peu de travail de nuit (1-3 nuits par mois) mais qui l'apprécient et le supportent. Elles pro- viennent, d'une part, de services où la charge de travail est modérée, de jour comme de nuit (surveillance, manutention) et, d'autre part, de services où la charge de travail est très élevée le jour et plus faible la nuit (centraux téléphoniques, régulation du trafic). On peut penser que les premiers préfèrent la nuit pour le temps libre en journée, alors que pour les seconds, la charge de travail moindre la nuit constitue un avantage qui compense les inconvénients des contraintes horaires; - le groupe 3 est composé d'individus qui aiment l'horaire de nuit et le supportent. La typologie les sépare en deux classes : la première est formée par des travailleurs, plutôt citadins, plus âgés que la moyenne de l'échantillon, effectuant principalement des travaux de manuten- tion, et la seconde est composée d'ouvriers de la chimie dont la charge de travail est moindre, vivant à la campagne, plus jeunes que les pré- cédents, mais présentant un absentéisme plus élevé. Les préférences horaires des premiers pourraient être expliquées par le fait qu'il s'agit d'un groupe de personnes sélectionnées, ayant organisé leur vie hors travail de manière économique, autour de leurs horaires profession- nels. Les préférences des seconds pour l'horaire de nuit pourraient être reliées à leur double activité productive (industrielle et agricole) et l'absentéisme considéré comme un élément de la stratégie de régula- tion. - le groupe 5 est homogène. Ces travailleurs n'apprécient pas l'horaire de nuit, même s'ils en "font" peu (1-2 par mois). Malgré cela, ils «prennent» davantage de nuits à leurs collègues qu'ils n'en «donnent». Ils réalisent principalement des tâches de régulation du trafic, à fortes composantes mentales et à la charge très fluctuante. Ce groupe se ca- ractérise par le fait qu'il s'agit d'une population de jeunes, en bonne santé, souvent célibataires, supportant bien leurs conditions de travail et s'absentant peu. On pourrait interpréter le peu d'intérêt de ces jeunes pour le travail de nuit par leurs activités de loisirs. Le fait qu'ils «prennent» des nuits à leurs collègues peut être considéré comme une manifestation de solidarité et comme le signe d'une plus grande sou- plesse dans leur organisation du temps; - le groupe 7 comprend des travailleurs manuels exposés à des contraintes physiques moyennes, occupés fréquemment de nuit (une semaine par mois) et qui ne l'apprécient pas. Ils sont globalement en bonne santé. La typologie distingue deux groupes : l'un composé de citadins qui ne se plaignent que de troubles du sommeil et l'autre, de travailleurs habitant plus fréquemment à la campagne et qui ne men- tionnent aucun symptôme. Il est probable que les premiers n'appré- cient pas le travail de nuit du fait des difficultés qu'ils rencontrent pour dormir la journée dans un environnement bruyant, et que les seconds ne l'apprécient pas en raison du mode de vie qu'ils ont choisi. 101 Les choix "réactifs " dès-personnes qui signalent des trfpubles de la santé : - le groupe 2 est homogène. Il comprend des travailleurs qui apprécient le travail de nuit et dont les activités se caractérisent par des contrain- tes mentales importantes (centraux téléphoniques, régulation du tra- fic). Ces personnes se considèrent en moins bonne santé que celles du groupe 1. Elles se distinguent par le fait qu'elles «prennent» plus souvent les horaires de nuits de leurs collègues qu'elles ne donnent les leurs. On peut voir là une stratégie d'évitement des contraintes propres à l'activité diurne, quitte à subir des contraintes horaires supplé- mentaires; - le groupe 4 est constitué de travailleurs occupés à des activités men- tales répétitives, à cadence rapide (tri, codage, etc.). Ces personnes, des femmes pour la plupart, signalent de nombreux troubles de la santé. Le nombre moyen de nuits travaillées par mois est élevé (plus de 6). Bien qu'elles déclarent préférer l'horaire de nuit, elles souhaite- raient des horaires plus réguliers et davantage de temps libre. Ce groupe est homogène, il provient principalement d'un service où les possibilités d'échanges d'horaires sont limitées. La préférence de ces personnes pour l'horaire de nuit peut être interprétée comme le choix du « moindre mal », dans la mesure où il permet à ces femmes d'assu- rer des tâches ménagères et éducatives en journée, mais au prix d'une fatigue importante conduisant à une détérioration de leur état de santé; - le groupe 6 est composé de travailleurs pour qui l'horaire de nuit est le moins apprécié et qui mentionnent des troubles de la santé, même si le nombre moyen de nuits travaillées par mois est relativement peu élevé (0-3 nuits). La typologie divise ce groupe en 2 classes. La première comprend des individus exerçant des activités variées alors que la se- conde peut être caractérisée par des situations de travail présentant des contraintes mentales importantes. Les personnes appartenant à cette classe se définissent par le fait qu'elles « donnent » volontiers leurs nuits. La répulsion de ces personnes pour le travail de nuit pourrait s'expliquer, pour les premières, par un état de santé déficient ne leur permettant pas de supporter des contraintes importantes, et pour les secondes, par des difficultés à gérer et à supporter des contraintes ho- raires en plus de celles propres à la tâche. - le groupe 8 est un groupe homogène, composé de personnes occupées plus de 6 nuits par mois, et qui n'apprécient pas cet horaire. C'est le groupe qui mentionne le plus de troubles de la santé et qui consomme fréquemment des médicaments « pour les nerfs ». Ces personnes ef- fectuent pour la plupart un travail à fortes contraintes mentales. La majorité d'entre elles estime que les horaires irréguliers influencent négativement leurs loisirs et leur vie affective. Elles sont plus âgées 102 que Ia moyenne de l'échantillon, désireraient pratiquer des horaires plus réguliers et avoir davantage de temps libre. Les personnes qui composent ce groupe cumulent les trois « facteurs de risque » évoqués plus haut : charge de travail importante, statut social bas, et absence d'alternative professionnelle, du fait de leur faible niveau de qualifica- tion et de leur âge. Le fait qu'elles « n'apprécient » pas l'horaire de nuit est à interpréter comme l'expression d'une plainte face à un ensemble de contraintes résultant d'une situation qu'elles ne supportent pas. Nous avons ensuite inféré des analyses évoquées ci-dessus, les stratégies « positives » et « réactives » suivantes : Stratégies «positives » - travailler la nuit pour bénéficier de temps libre en journée (cases 1 et 3); - travailler la nuit parce que la charge de travail est moindre en vue d'un aménagement de la vie hors travail (case 1); - travailler la nuit pour augmenter ses revenus (case 3); - éviter le travail de nuit qui entrave la vie sociale (cases 5 et 7); - éviter le travail de nuit lorsque qu'un sommeil réparateur de jour n'est pas possible du fait de l'environnement (case 7). Stratégies « réactives » - travailler la nuit pour assumer des charges hors travail importantes (régulation des contraintes non professionnelles) (case 4); - travailler la nuit pour éviter des contraintes professionnelles excessi- ves (régulation de la charge de travail) case (2); - éviter le travail de nuit en raison d'un état de santé déficient (case 6); - éviter le travail de nuit parce qu'on ne supporte pas la tâche du fait des autres contraintes qu'elle impose (case 6); - subir le travail de nuit parce qu'il n'y a pas d'autre choix possible (case 8). Nous avons ensuite relevé que si l'on procède à un regroupement de ces stratégies en fonction de leur nature, on constate qu'une même stratégie peut relever soit d'un choix positif, soit d'un choix négatif. On peut par exemple, pour un poste plus chargé de jour que de nuit, préférer le poste de nuit parce qu'il est moins chargé que celui de jour (choix positif orienté vers la vie hors travail) ou « préférer » le même poste de nuit parce qu'on 103 ne le supporte pas ou plus en journée (choix réactif,;.imposé par les con- traintes de la tâche). -*'*^ Nous avons aussi été en mesure de déduire de cette analyse que : - Les préférences des travailleurs en matière d'aménagement horaires sont non seulement l'expression de choix individuels, mais aussi le re- flet des contraintes de toute nature auxquelles les groupes de tra- vailleurs sont soumis, au travail et dans leur vie sociale. - L'expression d'une préférence pour l'horaire de nuit n'est pas systéma- tiquement en relation avec la manière dont il est supporté ou non. - Il n'existe pas de « bons » ou de « mauvais » horaires, indépendam- ment des choix personnels des travailleurs d'une part et du contexte ergonomique, économique et social dans lequel ils sont conçus, d'autre part. La seconde analyse présentée concerne une classification qui nous a permis de distinguer les différentes raisons économiques qui conduisent les entre- prises à introduire du travail en équipe. L'analyse suivante a été réalisée dans le cadre d'un mandat de l'OFIAMT (Ramaciotti et al. [1988b]). Ici, nous avons utilisé l'analyse de classification pour vérifier une typologie d'abord établie empiriquement, sur la base d'entretiens conduits avec des responsables des entreprises visitées. Les données relatives aux 44 entreprises pour lesquelles nous disposions d'informations suffisantes ont été traitées. Pour chacune d'elles, nous avions ajouté une variable correspondant à notre évaluation du mode de calcul économique mis en œuvre (investissement, organisation, augmenta- tion du volume de la production). Ces données ont été soumises à une analyse de correspondances multiples fondée sur le « type de logique éco- nomique » que nous avions défini, la proportion du personnel occupé en équipes et l'investissement par poste de travail en équipes. De cette analyse une classification en 5 groupes a été retenue. - un premier groupe comprenant 17 entreprises adopte un raisonnement fondé sur Ia logique de l'investissement. L'investissement par salarié travaillant en équipes est important, jusqu'à plusieurs millions de francs par poste. Ces entreprises emploient une faible proportion de leur personnel dans les équipes, et la proportion des femmes em- ployées dans l'entreprise est plus faible que dans l'ensemble de la po- pulation étudiée. - Le deuxième groupe est composé de 4 entreprises qui ne se caractéri- sent pas par une logique particulière, mais par le fait qu'elles em- 104 ploient 25 à 50% de leur personnel dans les équipes et qu'elles sont de plus petite taille. - Un troisième groupe comprenant 7 entreprises applique un raisonne- ment du type « coût marginal ». Il se caractérise par un pourcentage élevé de travailleurs en deux ou trois équipes (>50%), ainsi que par un niveau de salaire inférieur à la moyenne. - 11 entreprises appartiennent au quatrième groupe qui se caractérise par un raisonnement de type "organisationnel", un investissement par poste assez faible, un pourcentage moyen de travailleurs en équipes (10-25%) et des primes d'équipes élevées. - Le dernier groupe, comprenant 4 entreprises, se caractérise par des « investissements » par poste assez élevés et du travail en trois équi- pes. Il est ressorti de cette analyse, que la variable « logique économique », telle que nous l'avons définie p. 96, permettait de classer 35 entreprises sur les 43 prises en considération. Ces résultats nous ont permis de montrer que l'exposition aux trois facteurs de risques mis en évidence différaient selon la logique économique qui avait conduit à l'introduction du travail de nuit. Nous avons ainsi décrit un processus reliant l'économique, le social, et le biologique. Confrontation au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » Nous allons maintenant confronter notre représentation des liens entre les situations de travail en équipes que nous avons étudiées au « modèle théo- rique de la maladie à médiation psychosociale » (cf. Figure 7, p. 40). Il s'agit moins de « valider le modèle » dans un contexte donné, que d'évaluer dans quelle mesure il permet d'organiser les connaissances dis- ponibles en vue de rendre notre « représentation pour l'action », plus cohé- rente et plus opératoire. Les Stimuli psychosociaux Le travail de nuit engendre des contraintes supplémentaires chez les sala- riés. Elles se manifestent au travail et dans la vie sociale et familiale. Nous avons vu que l'activité pouvait ne pas être la même, le jour et la nuit. De plus, l'exécution d'une même tâche requiert un effort plus important la nuit que le jour. Les rapports entre les salariés et l'encadrement, et entre les salariés eux-mêmes varient selon le mode d'organisation temporelle du tra- 105 vail. Dans la familleset dans la société, le travailleur-:en équipes doit non seulement faire face "aux contraintes habituelles, mais également gérer le décalage entre ses propres horaires et ceux de la société. Il doit également gérer la fatigue supplémentaire liée au décalage de ses propres rythmes biologiques. En contrepartie, le travailleur peut bénéficier de certains avantages financiers ou en temps libre supplémentaire. Les manières dont les inconvénients et les avantages liés au travail de nuit sont perçus par les travailleurs constituent autant de stimuli psychosociaux. Il convient de rappeler que l'ensemble de contraintes qui s'exercent sur l'individu est lui-même le résultat des interactions avec les niveaux supé- rieurs du système. Le programme psycho-biologique (influences environnementales précoces et facteurs génétiques) L'intolérance manifeste de certaines personnes au travail de nuit est parfois attribuée à des facteurs génétiques. Selon l'expérience antérieure des travailleurs, la manière dont s'expriment les facteurs génétiques et l'intensité de la réaction globale de l'organisme de chacun aux stimuli psychosociaux, des précurseurs de maladie peuvent apparaître. Dans le cas du travail de nuit, il s'agit le plus souvent de trou- bles du sommeil ou de la digestion et de fatigue générale. Les mécanismes pathogéniques Si les travailleurs en équipes ne parviennent pas à faire face ou à transfor- mer leur situation de vie et de travail, les troubles s'installent et provoquent des modifications durables de l'humeur, du comportement et parfois des capacités à faire face aux pressions de l'environnement. Ces modifications peuvent elles-mêmes entraîner les travailleurs dans un cercle vicieux con- duisant à des précurseurs de maladie et à la maladie. Les précurseurs de maladie En matière de travail de nuit, les précurseurs de maladie ne sont pas spéci- fiques, mais bien identifiés : fatigue, prise de poids, troubles du sommeil, de l'humeur et de la digestion et accroissement des risques cardio-vasculai- res. 106 La maladie Les précurseurs de maladie n'étant pas spécifiques au travail de nuit, on ne sait pas quelle est la part de la pathologie rencontrée chez ces travailleurs que l'on peut attribuer aux horaires. Il n'en reste pas moins que certains groupes de travailleurs de nuit connaissent des problèmes de santé impor- tants. Les rétroactions La figure 9 (Ramaciotti et al. [1990]36) met en évidence les boucles de ré- troaction que nous avons identifiées aux différents niveaux d'organisation du système considéré. On constate que ces boucles sont nombreuses et con- cernent différents acteurs individuels et collectifs. Si l'on se réfère aux principes de fonctionnement des hiérarchies de régu- lations, énoncés par Walliser [1977, op. cit.], présentés à la p. 50, on peut considérer que l'activité des opérateurs est largement surdéterminée par les régulations de niveaux supérieurs. Là encore, on comprend comment le so- cial pourrait surdéterminer les autres champs (cf. p. 17). Cet article décrit dans le détail les processus de régulation présentés sur la Figure 9, p. 107. 107 PACTEURS MACRO-ECONOMIQUES FACTEURS MICRO-ECONOMIQUES FACTEURS ORCANISATIONNELS ET INDIVIDUELS régulations individuelles et collectives ' de l'activité *-¦ régulations micro-économiques régulations macro-économiques *( coûts sociaux internes ) 3»"» et sociales ( coûts sociaux externalises ) Figure 9 : régulations et déterminants économiques, organisationnels et sociaux du travail de nuit (Ramaciotti et al. [1990]). Les variables interactives Les variables interactives qui peuvent favoriser ou s'opposer aux processus susceptibles d'aboutir à la maladie chez les travailleurs de nuit sont de nature intrinsèque ou extrinsèque. Les variables extrinsèques se superpo- sent aux trois facteurs de risque que nous avons identifiés : - l'intensité des contraintes professionnelles (un travail peu contraignant est mieux supporté qu'un travail pénible) ; - un statut social élevé permet d'alléger les contraintes hors travail et va souvent de pair avec un soutien social plus efficace et des possibilités d'action sur l'environnement plus importantes ; - l'alternative professionnelle permet d'envisager un changement ra- dical de situation conduisant à se soustraire des contraintes du travail en équipes. - la conjoncture économique qui exerce ses effets sur la plupart des autres facteurs (pressions sur les rythmes de travail, stagnation ou diminution des revenus, limitations des possibilités de changement d'emploi, etc.). 108 Pour les variables interactives intrinsèques nous mentionnerons : - l'état de santé ; - le niveau de qualification ; - l'aptitude à « faire face aux contraintes » en développant des stratégies de « coping » efficaces (cf. les stratégies révélées par la typologie pré- sentée pp. 99 et ss). Les conséquences pour l'action Le modèle qui vient d'être présenté nous a rendus méfiant vis-à-vis des « modèles » (au sens d'objet d'imitations) d'aménagement du temps de travail, proposés dans la littérature. Les choix effectués dans ce domaine ne concernent pas seulement l'activité des travailleurs au sein de l'entreprise, ils ont des conséquences importan- tes sur leur vie familiale et sociale ainsi que sur celle de leur entourage. La recherche et le maintien d'un équilibre entre vie au, et hors travail est sou- vent long et coûteux. Ceci explique les « résistances au changement » que l'on rencontre dans les entreprises lorsque l'on propose de « nouveaux mo- dèles d'aménagement du temps de travail », même si ces modèles sont sur de nombreux aspects « meilleurs » que le statut quo. Tout changement, quel qu'il soit, remet en cause des équilibres précaires. Pour qu'un chan- gement soit acceptable pour un travailleur, les bénéfices escomptés doivent être plus importants que les « coûts » globaux (monétaires et non mo- nétaires) de ce changement. Ces coûts sont trop souvent sous-estimés par les entreprises et leurs consultants. Depuis longtemps, nous étions convaincus qu'il n'y a pas de systèmes d'aménagement du temps de travail qui soit intrinsèquement « bons » ou « mauvais », hors d'un contexte donné. La prise en compte, dans la démar- che de modélisation, de la dimension « hors travail » et de plus nombreux paramètres reflétant Ia diversité des situations individuelles, nous a montré que même dans un contexte donné, les travailleurs pouvaient avoir des at- tentes diamétralement opposées, aussi légitimes les unes que les autres. Dans ces conditions, la recherche d'un compromis, dans le cadre d'une « démarche participative », telle qu'elle est préconisée dans la littérature ergonomique (Quéinnec et al [1992], op. cit. ou Pépin [1987], par exemple) peut conduire à des solutions inéquitables, défavorables pour tous les sala- riés ou trop contraignantes pour les plus faibles. A titre d'exemple, nous évoquerons une intervention conduite auprès d'un groupe de conducteurs de transports publics urbains. Durant de nombreuses années, le système d'aménagement du temps de travail en vigueur dans 109 cette entreprise était fondé sur une rotation de type 6/2,(6 jours de travail, 2 jours de repos) ou 5¾*-'¾/!. En accord avec la majorité du personnel, la direction a introduit un système de rotation beaucoup plus « compact » : 4/2 (4 jours de travail, deux jours de repos). Le changement conduisait à des journées plus longues et plus « compactes », la pause en milieu de poste a été raccourcie, et souvent située à des heures rendant difficile la prise des repas principaux. Une forte minorité de conducteurs a manifesté son souhait de revenir aux anciens horaires. Des négociations ont eu lieu avec la direction. Des solutions « intermédiaires » ont été envisagées. Elles ne convenaient à per- sonne. La direction et le syndicat nous ont alors mandatés pour conduire une intervention. A partir de nos expériences antérieures, d'observations et de nombreux en- tretiens, nous avons conçu un questionnaire qui a été passé à l'ensemble des conducteurs. Les réponses ont été soumises à une analyse de corres- pondances multiples et de classifications qui a fait ressortir deux groupes principaux. Le premier comprenant deux tiers des répondants, était formé de conduc- teurs plutôt jeunes, appréciant les nouveaux horaires, et domiciliés en péri- phérie. Ces personnes ne trouvaient pas le travail trop fatigant et organi- saient leur vie au rythme de l'alternance des périodes de travail et de congé. L'allongement des congés leur permettait de « partir » chaque semaine. Le second groupe, le tiers des répondants, était formés de travailleurs plus âgés, et domiciliés en ville qui souhaitaient le retour aux anciens horaires. Ces personnes trouvaient que les nouvelles rotations étaient trop pénibles et qu'elles entravaient leur vie familiale et sociale, fondée sur l'alternance de périodes de travail et de temps libre durant la journée. Ils ne pouvaient plus ni rentrer chez eux durant la coupure du poste, ni « boire un verre » avec les amis en fin de poste, ni même ressortir le soir pour participer à des acti- vités sociales (Ramaciotti et Bousquet [1993], rapport d'intervention non publié). Dans ces conditions, on comprend que les « compromis » ne pouvaient satisfaire personne. La solution mise en place a été la suivante : en fonction des possibilités de l'exploitation, il a été crée des services « à tendance compacte » (environ 2/3) et d'autres fondés sur des rotations plus longues (environ 1/3). Les conducteurs manifestaient périodiquement leurs préfé- rences qui, le plus souvent, pouvaient être satisfaites. Ill La prévention des lombalgies Contexte de la recherche et enjeux L'origine de nos travaux dans le domaine de la prévention des lombalgies remonte à la fin des années quatre-vingts lors du lancement du PNR26 du FNRS : « La santé de l'Homme dans son environnement ». Nous avons été incités à présenter un projet dans le cadre du volet B de ce programme portant sur «la chronicisation des douleurs de dos ». En tant qu'ergonome, nous étions d'abord sensibilisé aux aspects biomé- caniques du problème. Les recherches bibliographiques effectuées, des contacts formels et informels avec des médecins cliniciens, nous ont rapi- dement convaincus de l'importance des « facteurs de risques psychoso- ciaux », du « soutien social » et des stratégies de « coping » adoptées par les personnes concernées, dans la survenue et surtout la chronicisation des lombalgies. Le projet de recherche a été formulé sur la base de la méthodologie systé- mique que nous avions commencé à élaborer dans le cadre des travaux sur « la gestion du travail de nuit ». A nos yeux, le projet finalement accepté37 était relativement hybride, dans la mesure où il résultait d'un compromis entre l'étude que nous aurions souhaité conduire et les exigences de la co- ordination du PNR26B, orientée vers la production de modèles épidémio- logiques à caractère déterministe. L'étude comprenait trois étapes. La première a été réalisée auprès de 786 personnes actives occupées dans 8 entreprises à des travaux très divers. Ces personnes ont rempli un questionnaire standard de dépistage des lom- balgies. La deuxième étape a consisté à sélectionner un échantillon de 200 personnes souffrant de lombalgies plus ou moins importantes. Ce groupe a été soumis à diverses investigations. Un questionnaire a permis d'évaluer la manière dont les sujets jugeaient leurs situations de vie, leurs conditions de travail, leurs problèmes de dos, et plus généralement leur état de santé. Ces données ont été confrontées à des informations « objectives » recueillies au cours d'analyses ergonomiques et d'examens médicaux. Le troisième volet de l'étude consistait à suivre durant 18 mois un échantillon de 97 personnes afin de tenter d'appréhender des segments de processus de chronicisation. Les principaux résultats de cette étude ont été publiés dans Ramaciotti et al. [1996, pp. 73-79]. C'est au cours du dépouillement des données empiriques recueillies au cours de cette recherche que nous avons relevé l'analogie entre les résultats Subside No 4026-27068 du Fonds national suisse de la recherche scientifique. 112 et « le modèle de la maladie à médiation psychosociale », (cf. Figure 7, p. 40). Vu la complexité du système étudié, nous n'avons pas été en mesure de dépasser le stade de l'analogie conceptuelle avec « le modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale ». Comme pour le travail en horaires atypiques, les contacts établis au cours de l'étude et les actions de « valorisation » des résultats obtenus nous ont conduits à réaliser des mandats d'intervention orientés vers la prévention des lombalgies chez le personnel de plusieurs entreprises publiques et pri- vées. La réalisation de ces mandats nous a permis d'une part d'affiner et de véri- fier, dans un autre cadre, l'efficience de la méthodologie d'intervention mise au point précédemment, et, d'autre part, d'adapter nos outils d'observation et d'analyse au cadre théorique choisi. Ces interventions nous ont permis d'expliciter des liens entre conception architecturale, choix techniques, organisation du travail, climat social dans l'entreprise, productivité et santé. En se re-situant dans la perspective des régulations de systèmes hiérarchisés, évoquées dans la première partie, nous comprenons mieux pourquoi les mesures de préventions des lombal- gies envisagées aux niveaux supérieurs du système (conception des espaces de travail, des installations techniques, des machines, organisation du tra- vail) sont plus efficaces que les mesures fondées sur le seul enseignement, nécessaire par ailleurs, des « gestes et postures de travail ». Il est difficile de faire reconnaître une telle approche, « intégrée », de la prévention dans l'entreprise, parce qu'elle déborde du cadre habituel de la fonction « sécurité-santé au travail ». Cependant, le développement actuel du concept de « qualité totale » et la normalisation qui l'accompagne (ISO 9000) constituent une opportunité à saisir pour mieux intégrer la prévention dans la gestion de l'entreprise. Délimitation du système On retrouve ici les frontières décrites plus haut, à propos du travail en ho- raires atypiques. Cependant, l'importance relative des cinq niveaux d'organisation semble différente. Les dimensions individuelles et interindi- viduelles correspondant aux deux premiers niveaux d'organisation du système sont encore plus importantes que pour le travail de nuit. Les ma- nières de faire face aux douleurs (le coping) et le soutien social jouent un rôle prépondérant dans l'évolution de la pathologie vers la rémission ou la chronicisation. 113 Au troisième niveau, à côté de l'entreprise et de l'environnement social di- rect, on ne peut pas faire l'économie de Ia prise efrSòmpte du système de soin. L'évolution des* lombalgies dépend, pour une part importante, des modalités de la prise en charge médicale et psychosociale de la maladie. Au niveau national et international, les moyens d'action sur le devenir des maux de dos de tout-un-chacun sont restreints. On peut évoquer la mise en place de valeurs limites d'exposition aux facteurs de risques biomécaniques et la promotion de la recherche sur une pathologie encore mal connue. Sur un plan plus général, on pourrait bien sûr évoquer toutes les mesures non spécifiques qui pourraient concourir au développement d'un cadre de vie plus favorable au développement du bien-être et de la santé. Une représentation Les lombalgies constituent l'une des affections les plus répandues dans la population active. Les facteurs étiologiques et la manière dont ils s'articu- lent entre eux sont mal connus. Les relations entre les signes objectifs et les symptômes douloureux ne sont pas évidentes. L'évolution vers un état de maladie chronique n'est guère prévisible. Enfin, les lombalgies sont souvent associées à des signes dépressifs, mais on ne connaît pas les mécanismes de causalité qui régissent cette association. Une grande partie de la littérature scientifique sur les lombalgies porte sur le traitement, la réhabilitation et la prise en charge médico-sociale des lom- balgiques. Une revue très complète de la littérature, fondée sur plus de 250 références, a été proposée récemment par Keel [1996, pp. 16-31] dans le rapport final du PNR26B. Nous ne présenterons et commenterons ici que des connaissances relatives à la compréhension des processus de survenue et de chronicisation des maux. L'objectif est de construire une représenta- tion orientée vers le développement de mesures de prévention primaire et secondaire qui évitent aux individus d'entrer dans un processus de chroni- cisation ou qui permettent de le ralentir. Ainsi que nous l'avons déjà mentionné plus haut, on peut distinguer deux principales directions de recherche : la première considère les lombalgies en relation avec des sollicitations mécaniques excessives de l'organisme; la seconde s'intéresse aux associations entre la survenue et l'évolution des lombalgies et des facteurs de risques psychosociaux. Dans les deux cas, les chercheurs tentent de réduire la grande variabilité qui caractérise les rela- tions causes - effets obtenues en introduisant des variables caractérisant les individus : sexe, âge, niveau de formation, etc. Les modèles proposés sont le plus souvent fondés sur des régressions, simples ou multiples, linéaires ou non. Ils peuvent être schématisés comme le montre la figure 10 : 114 CARACTERISTIQUES PERSONNELLES m LOMBALGIES AIGUËS LOMBALGIES CHRONIQUES CARACTERISTIQUES DE L'ENVIRONNEMENT ^Sv Figure 10 : modèle déterministe épidémiologique de la survenue et de la chronicisation des lombalgies. Ce qui caractérise ces modèles, c'est l'absence de boucles de régulation. Tout se passe comme si les personnes souffrant de lombalgies ne dispo- saient pas de moyens d'action sur leur environnement qui leur permette de modifier le déroulement des processus considérés. Les facteurs de risque individuels et psychosociaux La prévalence et la persistance des lombalgies ont été mises en relation statistique avec les caractéristiques personnelles suivantes : - l'âge et le sexe (l'incidence des lombalgies augmente jusqu'à 45 ans environ, puis diminue, davantage chez les hommes que chez les femmes. Elle est plus élevée chez les jeunes hommes que chez les femmes du même âge); - la taille et le poids (des risques relatifs supérieurs à l'unité ont été trouvés chez les personnes grandes et chez celles présentant un indice de masse corporelle élevé); - la classe sociale et la formation (les personnes peu formées et apparte- nant aux classes sociales défavorisées présentent davantage de lom- balgies que les personnes formées appartenant aux classes sociales élevées); - le tabagisme (les fumeurs présentent davantage de lombalgies que les non-fumeurs); - l'activité physique (le sport est considéré à la fois comme un facteur de risque et un facteur protecteur) ; - certains traits de personnalité (coping, névrotisme, hypochondrie, anxiété, dépression, etc.). 115 Selon Keel et al [1996], ces relations statistiques se retrouvent à divers de- grés dans la plupart dés études. Cependant les interprétations en termes de causalité varient selon les auteurs. Décontextualisées, ces relations ne pré- sentent qu'un intérêt limité pour la prévention. Lorsque l'on sait que les hommes jeunes et peu qualifiés effectuent plus souvent des travaux péni- bles, qu'ils fument davantage et qu'ils présentent plus fréquemment une surcharge pondérale que « l'individu moyen », on mesure Ia forte imbri- cation des facteurs considérés. D'autres études établissent des relations entre certaines caractéristiques de la personnalité ou certains troubles et la prévalence des lombalgies. La re- lation statistique entre dépression et lombalgie est toujours significative. Le sens d'une éventuelle relation causale et la nature des processus qui conduisent à cette relation sont très discutés. La manière dont les lombal- gies sont perçues (les représentations) et les comportements adoptés pour faire face à la maladie {coping) sont également en relation avec l'évolution des maux de dos. Un « locus of control » externe (la personne considère que ses troubles proviennent de l'environnement et qu'elle n'est pas en mesure d'y remédier) est l'indicateur d'un pronostique défavorable et fa- vorise l'émergence d'une Symptomatologie dépressive concomitante. Les résultats de nombreux autres indicateurs psychologiques sont reliés statis- tiquement aux lombalgies et à leur évolution. Là encore, ces relations sont difficiles à interpréter hors de tout contexte. Par contre, elles présentent un intérêt évident pour Ia clinique et certainement pour l'étude de situations de vie et de travail de populations spécifiques. Des variables reflétant l'importance et la qualité du «support social » dont bénéficie Ia personne lombalgique de la part de son environnement fami- lial, professionnel et social sont reliées statistiquement à l'évolution des lombalgies. Les facteurs de risques biomécaniques Le monde de la biomécanique se prête à la modélisation déterministe dans la mesure où il est possible de mesurer les forces qui s'exercent sur le corps humain et de calculer les contraintes qui en résultent. Il est également pos- sible de mesurer la résistance des tissus humains aux sollicitations mécani- ques. En se fondant sur l'ensemble de ces données, il est aisé de définir des « valeurs limite » de contraintes à ne pas dépasser, au risque de créer des lésions irréversibles et de donner à ses valeurs limites la force de la norme. Les célèbres normes américaines du NIOSH ont été établies sur de telles bases. De nombreuses études épidémiologiques montrent une importante augmentation de l'incidence des problèmes lombaires lorsque ces valeurs limites sont dépassées. Il n'est donc pas question de remettre en cause le 116 bien fondé de ces normes qui constituent un « garde-fou » important. L'introduction de telles normes dans la législation suisse permettrait d'assainir de nombreuses situations de travail. Les facteurs de risques biomécaniques sont bien connus. Des relations sont bien établies entre la prévalence et/ou la persistance des lombalgies et : - la fréquence, l'intensité et la durée des efforts physiques (manutention de charges lourdes); - la fréquence et la durée de postures défavorables (dos fortement courbé, rotation du tronc, posture assise ou à genou, etc.); - l'exposition à des vibrations de basse fréquence (conduite de véhicu- les et d'engins, utilisation d'outils vibrants). Ainsi que le souligne Keel [1996], la présence ou l'absence de ces facteurs de risque ne constitue pas, en soit, un bon prédicteur de la survenue et de la chronicisation des lombalgies. Par contre, la comparaison, entre différents groupes professionnels, de la fréquence et la persistance des maux de dos, fait ressortir des disparités importantes qui peuvent être attribuées à des « configurations de facteurs de risques » spécifiques à chacune des profes- sions considérées. Dans ce cas, il devient difficile de définir le rôle spécifique de chacun des facteurs de risque dans Ia survenue et le développement de la pathologie observée. Selon nous, ce rôle est d'autant plus difficile à établir que la configuration de facteurs en question comprend non seulement les facteurs biomécaniques, mais aussi des facteurs de risque psychosociaux propres au milieu de travail et aux modes de vie des groupes considérés. Si l'on se place dans la perspective systémique qui est la nôtre, la patholo- gie observée pourrait être considérée comme « résiduelle ». Elle serait le résultat d'un processus d'équilibration entre l'action de l'ensemble des « facteurs de risque » qui s'exercent sur le groupe considéré et l'ensemble des stratégies de « faire face » (coping) développées par ce même groupe. L'importance de cette pathologie « résiduelle » pourrait être considérée comme un indicateur de succès ou d'échec de la prévention, du « coping » et des traitements médicaux. Les modèles globaux Actuellement, Les tentatives visant à relier ces aspects dans un même mo- dèle se font de plus en plus nombreuses. A ce propos, Keel [1996, p. 28] écrit : «Ainsi qu 'il ressort de nombreux travaux, l'atmosphère sur le lieu de travail, l'environnement personnel, social et familial jouent souvent un rôle plus important que les efforts physiques imposés par le travail lui-même. 117 Les paramètres somatiques et les efforts physiques sont de moins bons pré- dicteurs des épisodes^âe'récidives d'épisodes lombdlgiques que la satisfac- tion au travail et l'environnement professionnel. Cette satisfaction au travail est également en corrélation négative avec l'absentéisme dû aux douleurs de dos. Elle est en outre un bon prédicteur de la reprise du travail après un traumatisme dorso-lombaire. Au sujet de cette influence du travail il faut se poser la question si le faible niveau deformation de qualification allant souvent de pair avec des travaux pénibles et associé à de plus faibles ressources psychologiques ainsi qu'à des stratégies de faire face moins adéquates, ne constitue pas le facteur de risque le plus important de la chronicisation, bien plus décisif que les travaux lourds eux-mêmes ». Cette description est intéressante en tant que telle car elle fait bien ressortir la complexité du phénomène étudié, son étiologie multifactorielle et surtout l'accumulation des facteurs de risques professionnels et non professionnels dans certains groupes de la population active. Mais cette citation est aussi intéressante dans la mesure où, selon nous, elle montre les limites de la modélisation analytique dans la construction des « représentations pour l'action ». Les trois premières phrases portent, huit références à l'appui, sur des faits établis scientifiquement sur la base de l'étude du pouvoir prédictif plus ou moins élevé de facteurs considérés isolément. Dans la dernière phrase, l'auteur s'interroge sur la pertinence d'une construction qui, au vu de ce qui précède semble évidente, mais qu'il n'est pas en mesure de prouver scientifiquement. Or, ce modèle qui intro- duit de nouveaux liens (« allant souvent de pair avec... », « associés à... ») est certainement plus opératoire, en terme de prévention, que la seule connaissance du pouvoir prédictif des facteurs de risque. Les tentatives de construction de modèles globaux sont rares. La. figure 11 représente un modèle proposé par Döring et Dahlmann [1993]. Ces auteurs montrent comment des contraintes psychologiques ou professionnelles « situations à risque non physiologiques » peuvent conduire à la chronici- sation des lombalgies par dégénérescence physique. Ce modèle est intéres- sant, dans la mesure où il décrit (ou infère) des processus de causalités cir- culaires qui s'inscrivent dans la perspective du « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » qui est au centre de notre probléma- tique. 118 Disposition somatique ex: scoliose, lordose --------------*------------- Situations à risque non physiologique reliées par exemple à des facteurs psychologiques ou professionnels Augmentation de la tension musculaire (rèflex) Douleur Peur Agression Dépression Conflits Tensions Somatisation Augmentation de la tension de la musculature et des tendons paravertébraux Myogelose Tendopériostite Ischémie: (faible débit artériel, manque d'oxygène) Distribution de substances par ex: bradykinine Cercle vicieux Chronicisation Disques intervertébraux Dégénérescence_______ Traduit de: Jürgen Döring,Wolfgang Dahlmann,1993 Figure 11 : rôle des facteurs de risque psychosociaux dans le processus de chronicisation des lombalgies (Döring et Dahlmann [1993]). 119 Typologies et classifications A Les résultats discutés ici ont été présentés dans Ramaciotti et al. [1994]. Nous rappellerons rapidement le contexte de leur production. Un dépistage des lombalgies a été effectué à Genève, à l'aide d'un ques- tionnaire standard (NORDIC), auprès de 786 salariés employés dans 8 en- treprises des secteurs privés et publics. Les entreprises ont été sélectionnées de manière à représenter des conditions de travail et des statuts sociaux contrastés38. Un sous échantillon de 200 personnes souffrant de lombalgies a été sélec- tionné sur la base des résultats du dépistage. Ces personnes ont bénéficié d'un examen médical. Elles ont répondu à un questionnaire détaillé portant sur les caractéristiques et la perception de leur vie professionnelle, familiale et sociale ainsi que sur la manière dont elles vivent leurs problèmes lombaires et y font face (coping). En outre, la population étudiée a été soumise au "test de santé totale" (TST) de Langner, traduit par Amiel [1985] et validé dans plusieurs situations. Les données relatives à l'échantillon de 200 personnes ont été soumises à des analyses de correspondances multiples et de classifications. Huit analyses de correspondances multiples ont été conduites de manière à représenter l'espace des données selon huit points de vue différents, à savoir : - signes restrictifs (diminution de la mobilité); - anamnèse générale; - « test de santé totale (TST) »; - description et perception de la situation de travail; - description et perception de la vie familiale et sociale; - traitement des lombalgies; - moyens pour « faire face » (coping) au travail; - moyens pour « faire face » (coping) hors travail. Pour chacune des typologies, nous avons retenu une partition de la popula- tion en un nombre de groupes ayant à la fois une signification sur le plan statistique et sur celui de la problématique. L'appartenance des individus aux différents groupes a été enregistrée afin de construire une nouvelle ty- Le même questionnaire a été soumis à un échantillon de référence, représentatif de la population suisse romande (Bousquet et al.[1991], Part. 1). 120 pologie fondée sur le croisement des huit points de vue qui viennent d'être évoqués. Les résultats de ces analyses sont les suivants : Typologies par thèmes (points de vue) L'analyse des données relatives aux signes objectifs de restriction a conduit à une partition de la population en trois groupes : pas de restriction, restric- tion faible et restriction moyenne. La classification des données anamnestiques a produit dix groupes qui se distinguent par le type de facteur déclenchant (effort, maintien de posture particulière, conditions météorologiques ou « aucun »), la fréquence des épisodes de lombalgies, la présence ou non de facteurs aggravants et le diagnostic lorsqu'il est connu (sciatique, lumbago). Pour le test de santé totale (TST), nous avons fondé l'analyse sur les répon- ses aux questions sans tenir compte des regroupements et des indices pro- posés dans la littérature car nous pensions qu'un même score pouvait re- couvrir des réalités différentes selon le profil des réponses sur lequel il était construit. La classification en sept groupes que nous avons retenue ne se superpose ni aux scores établis sur la base de la nature des signes (digestifs, nerveux, dépressifs etc.), ni sur la partition de l'échelle fondée sur le calcul d'un score global telle qu'elle est préconisée par les auteurs du test. La classe 1 regroupe les personnes signalant peu de symptômes ou pas du tout. On trouve à l'opposé un groupe de personnes manifestement dépressives. Les regroupements intermédiaires se sont effectués sur la base de configu- ration de signes pouvant rappeler certaines pathologies spécifiques (obésité, éthylisme) ou être reliés à certains modes de vie (solitude) ou encore à des états momentanés (stress). Les questions relatives à la perception de la situation de travail ont mis en évidence cinq groupes. Les deux premiers comprennent les personnes considérant leurs conditions de travail comme bonnes ou assez bonnes. Les deux groupes suivants sont formés de salariés ayant manifestement des dif- ficultés dans l'exercice de leur activité. Ils supportent mal les rythmes de travail et les efforts physiques auxquels ils sont soumis. Le dernier groupe se définit par ses relations conflictuelles avec l'entreprise et les collègues, ce qui le conduit à une perception négative de l'ensemble des conditions de travail. La typologie familiale a, elle aussi, été construite sur cinq groupes. Celui des personnes vivant seules se détache nettement des quatre autres. A l'op- posé, on retrouve des familles avec enfant(s) et conjoint à la maison ou tra- vaillant à l'extérieur à temps partiel. Deux groupes sont formés de couples travaillant tous deux à l'extérieur. Ces deux groupes ne se distinguent que 121 par l'activité indépendante de l'un des deux conjoints. La dernière classe comprend des personnes vivant des relations familiales conflictuelles. Les variables relatives au traitement des lombalgies permettent de distin- guer les quatre classes suivantes : pas de traitement; consultation (ostéopa- the, rebouteux ou médecin) et arrêt de travail de moins d'une semaine; consultation médicale, médicaments et/ou physiothérapie, arrêt de travail de plus d'une semaine; enfin, consultation, hospitalisation, chirurgie, phy- siothérapie, cures thermales et arrêt de travail de plus d'un mois. Deux des six classes issues de l'analyse des variables reflétant les stratégies de « coping » au travail montrent clairement les interactions entre les stra- tégies des salariés et celles des entreprises. Une classe regroupe les person- nes qui ont parlé de leurs problèmes lombaires dans l'entreprise, qui ont demandé de l'aide et des aménagements et qui les ont obtenus. L'autre classe regroupe celles qui ont demandé de l'aide mais qui ne l'ont pas obte- nue. Une classe importante comprend les personnes qui ne développent pas de stratégie particulière dans la mesure où il n'y a pas d'incompatibilité entre leurs problèmes lombaires et leur activité professionnelle. Une autre stratégie consiste à ne pas signaler les problèmes à l'entreprise, mais aux collègues, obtenir de l'aide de leur part, prendre des médicaments « pour tenir le coup » et s'absenter lorsque c'est nécessaire. Les deux autres clas- ses, comprenant de très petits effectifs, se caractérisent respectivement par des non-réponse et l'expression du sentiment qu'il est inutile de demander de l'aide à quiconque au travail. La typologie portant sur les stratégies de « coping » hors travail est compa- rable à la précédente. Elle s'articule autour des réductions d'activité et de l'aide obtenue. Sur les 9 groupes qui se dégagent, on en retrouve un com- prenant les personnes ne ressentant pas d'incompatibilité entre leurs pro- blèmes lombaires et leur travail. Un groupe comprend des individus qui ne reçoivent d'aide de personnes. Les sept autres groupes se forment en fonc- tion de la structure d'aide obtenue de la part des conjoints, des enfants, des familles et des amis. La typologie des thèmes (croisement des « points de vue »), a été construite comme suit. Chaque individu s'est vu attribuer huit nouvelles variables cor- respondant à son numéro de groupe dans chacune des classifications qui viennent d'être décrites. Une nouvelle typologie a été construite à partir de ces données. Les variables initiales ont été introduites dans l'analyse au titre de variables « illustratives ». Elles n'ont donc pas contribué à la définition des nouveaux groupes, mais elles ont facilité l'interprétation des résultats en illustrant les recompositions qui ont conduit à leur formation. L'interprétation des trois premiers axes factoriels issus de cette typologie est relativement aisée : 122 - le premier axe sépare les personnes présentant des lombalgies occa- sionnelles ou peu persistantes de celles atteintes de manière plus chronique; - deux échelles qu'on sait corrélées se superposent sur le deuxième axe : le TST et la catégorie socio-économique; - le troisième axe sépare les hommes et les femmes. Les autres facteurs qui se superposent sur cet axe s'expliquent par les différences liées au sexe (grossesses, type de travail, activités ménagères). Une classification en 12 groupes a été retenue. Certaines classes se super- posent assez précisément sur l'une ou l'autre des classes issues des typolo- gies précédentes. Cela signifie que ces classes constituent une entité spéci- fique, qui n'a pas ou peu de lien avec les autres points de vue. Ce sont les suivantes : - Un groupe de 11 personnes (groupe 1) comprenant 4 chauffeurs poids lourds (alors que ceux-ci ne représentent que 10% de la population étudiée) se superpose à un groupe issu de la typologie élaborée sur la base de données anamnestiques. Ces salariés ont des épisodes de lom- balgies de moins de trois jours, déclenchés par le travail, ils ne consultent personne, n'interrompent pas leur activité professionnelle, ne prennent pas de médicaments et considèrent leurs douleurs comme supportables. Cette stratégie est compatible avec la relation instrumen- tale au corps que l'on rencontre fréquemment chez les travailleurs manuels. - Un groupe de 8 personnes (groupe 2) se superpose à une classe de la typologie « coping » hors travail. Il se définit par l'absence d'aide exté- rieure, il est composé en majorité d'employés et de cadres moyens; 6 vivent seuls, 4 travaillent un plus grand nombre d'heures hebdomadai- res que le reste de l'échantillon. La proportion de personnes vivant un épisode lombalgique au moment de l'enquête et/ou ayant un score de restriction élevé est plus importante que dans la moyenne de la po- pulation. On peut interpréter ces comportements comme une stratégie de refuge dans le travail. - Un groupe de 10 personnes (groupe 3) recouvre parfaitement la classe « épisode unique » dé la typologie anamnestique. Une étude transver- sale ne permet pas de savoir s'il s'agit d'un phénomène isolé ou du dé- but d'un processus évolutif. - Un groupe de 6 personnes (groupe 4) recouvre exactement la classe des « dépressifs » issue de la typologie TST. Cette classe ne se distin- gue du reste de l'échantillon sur aucune variable relative aux lombal- gies. Cette constatation vérifie nos résultats antérieurs où nous mon- 123 trions que l'association dépression lombalgie relève d'au moins deux types de processuS'différents : le malade se définit d'abord par sa dé- pression ou d'abord par ses lombalgies (Conne-Pérréard et al., [1992]). - Un groupe de 9 personnes (groupe 5), se définit par rapport à une classe de la typologie « coping au travail ». Il s'agit de salariés souf- frant de troubles lombaires reconnus. Ils ont demandé des aménage- ments de leurs conditions de travail à l'entreprise qui les a refusés. Ils sont à la recherche d'un autre emploi mieux adapté à leurs possibilités. Dans la mesure où ils ne le trouveront pas, tout laisse supposer que ce groupe est en voie de chronicisation. Les autres groupes ne recouvrent plus les classes issues des typologies ini- tiales. Soit ils sont issus majoritairement d'une classe, mais ne la recouvre pas, soit ils sont formés de la combinaison de différentes classes. Dans le premier cas on peut considérer qu'une classe de la typologie initiale recou- vre différentes entités et dans le second cas qu'une nouvelle entité émerge du croisement des typologies. - Un groupe de 40 personnes (groupe 6) est composé essentiellement d'hommes vivant au sein d'une famille « traditionnelle » avec femme au foyer et enfant(s). Ces hommes souffrent d'épisodes occasionnels de lombalgies, ils ne consultent pas de spécialiste, les soins et l'aide sont apportés par la famille. Ils n'ont pas de problèmes professionnels particuliers. Au niveau de l'interprétation, on peut penser que la straté- gie de gestion de la santé des ces personnes est fondée sur le maintien d'un équilibre familial et professionnel. - Un groupe de 25 personnes (groupe 7) se définit par des épisodes oc- casionnels de lombalgies et par l'absence de soutien familial. Ces per- sonnes sont souvent séparées ou divorcées, elles vivent seules ou avec un partenaire qui travaille à plein temps à l'extérieur. Elles font elles- mêmes face à leurs problèmes de dos. Les réponses au TST laissent entrevoir d'autres problèmes de santé. On peut considérer cette situation comme un système en équilibre précaire. - 18 personnes, dont 16 d'origine étrangère, forment une autre classe (groupe 8). Les femmes et les emplois peu qualifiés y sont sur-repré- sentés. Ces personnes ne reçoivent d'aide ni de la famille, ni de l'en- treprise. Elles souffrent de lombalgies occasionnelles. La modalité « nombres de signes somatiques » du TST est sur-représentée dans ce groupe. Les lombalgies de ces personnes sont à replacer dans le contexte de la pathologie des migrants. - Un groupe de 18 personnes (groupe 9) est formé essentiellement d'hommes célibataires vivant seul ou avec des ascendants ou encore avec d'autres personnes. Ils exercent des travaux peu qualifiés et phy- 124 siquement pénibles et souffrent de lombalgies sévères. Ils ne parlent pas de leur problème de dos dans l'entreprise mais s'absentent lors des épisodes aigus. Genevois ou installés à Genève depuis longtemps, ils sont bien intégrés socialement et bénéficient de l'aide de parents et amis. On peut interpréter leur stratégie comme la recherche de l'équi- libre au travers du support social hors travail. - Un groupe de 20 personnes (groupe 10) effectuant pour la plupart des travaux physiquement pénibles (les aides hospitalières sont sur-repré- sentées). Ces personnes souffrent fréquemment de leurs lombalgies, elles y font face en réduisant leurs activités professionnelles, ménagè- res et de loisirs, en consultant le médecin et en prenant des médica- ments. Par contre, elles ne parlent pas de leurs problèmes dans l'entre- prise et ne demandent pas d'aménagement de leurs conditions de tra- vail. On peut interpréter ce comportement comme une stratégie de gestion des épisodes de maladie au coup par coup. - 25 personnes composent un groupe (groupe 11) formé majoritaire- ment de femmes de plus de 45 ans, ayant eu une ou plusieurs grosses- ses, et présentant des épisodes lombalgiques irréguliers, sans facteur déclenchant. La modalité représentant un nombre élevé de « signes dépressifs » est plus fréquente dans ce groupe que dans la moyenne de l'échantillon. Ces personnes vivent en couple avec un conjoint qui tra- vaille à plein temps et qui les aide un peu à la maison, elles jugent inutile de parler de leurs problèmes de santé au travail. Au niveau de l'interprétation, on peut évoquer, ici, une absence de stratégie. - Un dernier groupe est composé de 9 personnes (groupe 12) souffrant chroniquement de lombalgies. Ces personnes ont fait reconnaître leur état de malade. Dans l'entreprise elles ont obtenu des aménagements. Elles bénéficient de l'aide de leur entourage, réduisent leurs activités domestiques et de loisir. Elles recourent à toutes les ressources du système médical : consultations, chirurgie, médicaments, physiothé- rapie, cures thermales et arrêts de travail. On pourrait évoquer ici une stratégie tous azimuts. Les résultats de cette analyse montrent la diversité des stratégies face à la maladie en général et aux problèmes lombaires en particulier. 125 Si, dans un premier tëïtlps, on peut avoir l'impressionsque ces stratégies re- lèvent de choix individuels, on doit rapidement se rendre à l'évidence que la dimension collective est importante et que, dans un contexte donné, les possibilités de choix sont limitées par des contraintes liées à l'environne- ment familial, professionnel, social de la personne et à son état de santé.39 Ainsi, l'attitude du salarié face à son employeur peut être déterminée par la réponse escomptée : aide ou licenciement. L'aide apportée par la famille varie en fonction de la structure familiale, de l'entente qui y règne et de la disponibilité de ses membres. Le support social extérieur semble directe- ment proportionnel au degré d'intégration de la personne. Bien qu'une étude transversale, telle que la nôtre, ne permette pas de l'af- firmer, il semble évident que les stratégies mises en œuvre vont à leur tour transformer l'environnement de la personne, son état de santé et la conduire à modifier ses stratégies pour les rendre compatibles avec la nouvelle si- tuation. L'absence de stratégie de « coping » rencontrée dans les deux groupes comprenant une sur-représentation des signes dépressifs, montre que des «ressources» sont nécessaire à l'individu pour faire face à la maladie et que la maladie elle-même peut priver l'individu de ces « ressources ». Confrontation au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » Les stimuli psychosociaux Les contraintes inhérentes à la vie au et hors travail constituent autant de stimuli. D'après les réponses aux questionnaires, le premier épisode de lombalgies est souvent perçu comme accidentel, soit qu'il survienne effec- tivement à la suite d'un accident, soit qu'il se manifeste brutalement à la suite d'un effort quelconque. C'est la perception de cette douleur qui constitue le stimulus initial. C'est une première expérience dans une « carrière de lombalgique ». Chaque épisode ultérieur et ses conséquences pour l'individu constitue une nouvelle expérience qui s'inscrit dans son « programme psycho-biologique ». 9 Drulhe [1996, op. cit. p.241] relève cet aspect : « On a reproché à ces recherches [sur le « coping »] leur insistance sur les aspects subjectifs et le peu de considération qu'elles font des contradictions au sein des organisations et des conflits qui en résultent. Mais d'autres travaux ont su porter la notion de stress sur Ie terrain sociologique [...] ». 126 Le programme psycho-biologique (influences environnementales précoces et facteurs génétiques) La morphologie (taille, poids, etc.), des déformations congénitales, des maladies dégénératives de la colonne vertébrale, ou encore d'autres problèmes de santé (troubles dépressifs) peuvent rendre certaines personnes plus vulnérables que d'autres au développement d'un processus de chronicisation des lombalgies. L'influence de ces facteurs ne semble toutefois pas être prépondérante dans le processus de chronicisation. Les mécanismes pathogéniques Les processus qui régissent la survenue des lombalgies sont relativement bien connus au niveau des grandes populations. Cette connaissance s'exprime en termes de « facteurs de risques » biomécaniques et psychosociaux. Le mode d'action de certains facteurs de risques a été bien décrit. Il n'en demeure pas moins qu'au niveau individuel, des mêmes configurations de facteurs de risques, biomécaniques et psychosociaux conduisent à des évolutions différentes, probablement à cause des effets conjugués des stratégies « de coping » et des variables interactives. Les précurseurs de maladie L'exposition répétée aux effets des facteurs de risques biomécaniques et psychosociaux conduit à des lésions asymptomatiques des disques intervertébraux. La maladie La maladie se manifeste de manière aiguë si l'exposition persiste, ou si les lésions asymptomatiques se développent et deviennent douloureuses. Nous avons présenté plus haut (Figure 10, p. 40) un modèle montrant comment la personne peut s'engager dans « un cercle vicieux de la douleur » si elle ne développe pas des stratégies de « coping » efficaces, ou si elle ne reçoit pas un soutien suffisant de son entourage. Les rétroactions Comme dans le cas du travail de nuit, on observe des boucles rétroaction à tous les niveaux : 127 - le travail que Ia personne fait sur elle-même lorsqu'elle développe des stratégies de « coping » ; - les ajustements spontanés que Ia personne met en œuvre au niveau des activités professionnelles et non professionnelles ; - les ajustements formels et informels qui s'opèrent au sein des familles et des équipes de travail ; - les transformations architecturales, techniques et organisationnelles mises en œuvre dans les entreprises ; - les adaptations du système de santé en réponse au développement des lombalgies en tant que « maladie de société ». Les variables interactives L'évolution des lombalgies vers la chronicisation est influencée par des facteurs extrinsèques tels que : - les moyens mis en œuvre dans l'entreprise pour aider les personnes qui souffrent du dos; - l'aide apportée par l'entourage familial et social; - les traitements médicaux et paramédicaux. Au niveau intrinsèque, les variables interactives sont, entre autres : - les maladies concomitantes; - les stratégies psychologiques de coping. Les conséquences pour l'action Un modèle global de la manière dont la pathologie lombaire s'inscrit dans la vie des individus, des groupes et de la société permet à l'intervenant en ergonomie d'élargir son point de vue au-delà des seuls facteurs de risques biomécaniques, généralement pris en compte. Il est amené à considérer les contraintes psychologiques et sociales qui s'exercent sur les travailleurs et qui influencent les processus de rémission et de chronicisation des lombalgies. Il est également amené à observer et prendre en compte les stratégies de « coping » dans leurs dimensions individuelles et collectives. Cela revient à ne plus seulement s'intéresser aux « prises de risques », mais à s'intéresser aussi « aux stratégies de prudence » qui dans l'artisanat font partie intégrante des apprentissages transmis par les pairs. Une représentation plus large de la problématique des lombalgies conduit à élargir le champ de la prévention en concevant des ensembles de mesures 128 plus diversifiés qui allient des méthodes spécifiques et non spécifiques à plusieurs niveaux. A titre d'exemple, le tableau 4 présente un guide d'observation que nous avons élaboré à l'occasion de différentes interventions orientées vers la prévention des lombalgies. Guide d'observation pour la prévention des lombalgies Repérer des situations où les salariés prennent des risques au cours de leur travail.______________________________________________________ Repérer les gestes et postures de travail qui peuvent conduire à des problèmes de dos. Lors de quelles tâches les rencontre-t-on ?______________________ Repérer les outils et les machines dont certaines formes d'utilisation pourraient favoriser l'apparition ou l'aggravation des problèmes de dos._______________ Repérer les situations où l'aménagement des postes de travail pourrait favoriser l'apparition ou l'aggravation des problèmes de dos.______________________ Repérer des situations où l'organisation du travail (rythmes, effectifs, répartition des tâches, planification, etc.) pourrait favoriser l'apparition ou l'aggravation des problèmes de dos._____________________________________________ Repérer les situations où le choix des méthodes de production ou de travail pourrait favoriser l'apparition ou l'aggravation des problèmes de dos._________ Repérer des situations où la conception du produit pourrait favoriser l'apparition ou l'aggravation des problèmes de dos.______________________________ Repérer des situations où la conception architecturale des bâtiments et des locaux peut favoriser l'apparition ou l'aggravation des problèmes de dos.______ Tableau 4 : guide d'observation et de discussion pour la prévention des lombalgies en milieu de travail (Ramaciotti, Blaire, Manghi [1996] rapports d'interventions non publiés). Les différents aspects sont présentés ici sous une forme générique. Lors de chaque intervention, ils sont adaptés au contexte. Ils guident alors les ob- servations ergonomiques, la restitution des résultats aux opérateurs et les travaux de groupes pour la recherche de mesures de prévention. Au cours de la démarche, il s'opère généralement un renversement de problémati- que : la formation des travailleurs aux gestes et postures, qui était souvent à l'origine de la demande apparaît comme secondaire face aux problèmes organisationnels mis en évidence par l'intervention. 129 Par exemple, lors d'une intervention que nous av.ons conduite chez des ouvriers travaillant dans des tranchées à la construction et à l'entretien de réseaux d'eau, de gaz et d'électricité, l'analyse ergonomique a révélé des problèmes d'organisation du travail : - du fait l'absence de contrôle systématique de la part du maître d'œuvre, certaines entreprises sous-traitantes livraient des tranchées dont les dimensions ne correspondaient pas aux plans, ce qui dimi- nuait encore les espaces de travail à disposition ; - l'accès aux fouilles était souvent encombré ; - des problèmes de coordination avec les fournisseurs livrant les maté- riaux conduisaient à des manutentions dangereuses et inutiles ; - des problèmes de coordination entre le chantiers rendaient l'accès à certaines machines aléatoire ; - les ruptures de stocks dans le magasin de fournitures désorganisaient les chantiers. Elles étaient cause de retards et de pression sur les ryth- mes de travail ; - la nécessité de limiter au maximum l'interruption des prestations créait des contraintes temporelles dans les équipes ; - la réduction des effectifs des équipes posait des problèmes d'organisation en leur sein ; - etc. Des mesures de prévention ont été étudiées et mises en place sur la base de l'ensemble de ces observations. Ces mesures se sont avérées effica- ces. (Ramaciotti et Jacot, [1997, à paraître]). 131 La gestion des absences pour maladie Contexte de la recherche et enjeux Nos interventions dans les domaines de l'aménagement du temps de travail et de la prévention des lombalgies ont été réalisées à la suite de participations à des programmes nationaux de recherche, au cours desquels nous nous sommes familiarisés avec les problématiques spécifiques. Dans le cas de « l'absentéisme », le cheminement fut inverse. C'est parce qu'en 1988, une grande administration nous a demandé de procéder à l'analyse des absences pour maladie de ses salariés et que nous nous sommes heurtés à des difficultés liées au manque de cadre théorique que nous avons sollicité et obtenu un subside de recherche au FNRS40. Le but de l'intervention était d'assister l'entreprise dans la définition d'un concept de prévention. Pour atteindre cet objectif, nous avons développé un projet de recherche visant à mieux comprendre les interactions entre différents facteurs sociaux et professionnels, l'état de santé des salariés et l'absence pour maladie. Cette étude se distingue des deux précédentes par son caractère purement statistique. Nous n'avons eu accès ni aux postes de travail, ni aux salariés. De plus, en vertu des règles de déontologie médicale et de protection des données personnelles, nous n'avions aucune information sur les diagnostics à l'origine des absences. Par contre, l'importance de la population, plus de 60'0OO personnes, et la qualité des données mises à notre disposition ont permis des traitements statistiques élaborés. Les principales relations statistiques publiées dans la littérature ont été retrouvées : en moyenne, les femmes s'absentent plus que les hommes; chez les hommes, la durée des absences augmente avec l'âge, alors que chez les femmes, cette fonction prend la forme d'un « U »; la durée des absences diminue avec l'élévation du niveau hiérarchique; etc. L'originalité de cette étude se situe ailleurs. Nous avons exploré l'espace qui sépare, comme le dit Morin, « l'ordre (pauvre et statique ) qui règne au niveau des grandes populations et le désordre (pauvre parce que pure indétermination) [qui] règne au niveau des unités élémentaires ». En d'autres termes, nous avons tenté de comprendre les processus qui régissent le passage de l'individu au collectif (le tout est plus que la somme des parties). Subside No 12-26397.89 du Fonds national suisse de la recherche scientifique. 132 Nous avons fait ressortir l'immense variabilité qui se cache derrière les moyennes et les ajustements statistiques publiés dans la littérature. Nous avons montré que la répartition des absences entre les salariés peut être représentée par une courbe de Pareto. I,a figure 12. construite à partir des relevés d'absences de 3507 employés appartenant à une même administration montre que 70% des absences de plus de 5 jours sont le fait de 10% des salariés (point 1) et que 60% des absences de 5 jours et moins sont le fait 20% des employés. A l'inverse, le tiers des salariés de l'entreprise ne s'est pas du tout absenté durant l'année considérée. 1991 maladies courtes et longues X m maladies Ion 3ue • l* / à S !maladies courte:! \i. '© ' Ü k ¦ > t ¦' 0% • 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% % personnes Figure 12 : Courbes dites "de Pareto " représentant les pourcentages cumulés d'absence en fonction du pourcentage des personnes (classées en ordre décroissant de la durée de leurs absences). (Ramaciotti [1995], rapport d'intervention, non publié). Nous avons mis en évidence le fait que les formes caractéristiques des courbes d'absence en fonction de l'âge, du sexe et d'autres caractéristiques, étaient données par la durée des absences des personnes appartenant au dernier décile (le 10% des personnes les plus absentes). 133 Mais nous avons aussi,insisté sur le fait que la majorité des personnes appartenant à ce décile n'étaient pas les mêmes d'urie année à l'autre, seuls quelques pour-cent de notre population, probablement des malades chroniques, se retrouvaient systématiquement d'une année à l'autre, dans les derniers déciles. Des analyses de classification et de correspondances multiples ont mis en évidence toutes les trajectoires possibles, la plus fréquente étant un niveau d'absence faible durant les cinq années sur lesquelles l'étude a été conduite. L'analyse des courbes d'absence pour maladie en fonction de l'âge a montré qu'une même durée moyenne d'absence pouvait résulter, chez les jeunes, d'un nombre important d'épisodes d'absence de courte durée ou de peu d'épisodes de plus longue durée. Ainsi, nous montrions que des processus très différents, pouvaient se cacher derrière deux points, situés au même niveau sur un graphique. Lu figure 13 montre que, dans la population de 3507 personnes étudiée, la durée annuelle totale des absences de 60% des hommes n'augmente pas avec l'âge et que, pour les 20% suivants (percentile 80), elle n'augmente que modérément. La forme caractéristique des courbes, construites sur des moyennes, que l'on rencontre généralement dans la littérature, est large- ment déterminée par les absences des 20% des salariés qui se situent au- delà du 80ème percentile. 134 60.00 50.00 40.00 30.00 20.00 10.00 0.00 J____ < 30 ans Figure 13 : Durée des maladies courtes et longues, en fonction de la classe d'âge, chez les hommes en 1991 (représentation en déciles) (Ramaciotti [1995] rapport d'intervention, non publié). Nous avons retrouvé des résultats comparables dans d'autres entreprises, ce qui nous a permis d'intégrer en toute connaissance de cause, la dimension « absence pour maladie » dans notre méthodologie d'intervention. Nous avons appris à nous intéresser davantage aux sources de variabilité qu'aux « grandes tendances », qui par leur stabilité, ne nous apprennent pas grand chose. Nous constatons que l'absence est un indicateur très sensible aux perturbations de l'environnement, mais très peu spécifique. Il est donc très difficile d'inférer des causes qui régissent les fluctuations observées. Pour le psychologue, les salariés s'absentent pour des raisons psychologiques, pour certains sociologues pour des raisons « stratégiques », et pour les mé- decins parce qu'ils sont malades ! Plus peut-être que dans les deux autres domaines d'intervention évoqués, les résultats de nos études sur l'absence au travail ont conduit des « décideurs » à modifier leurs représentations du phénomène. Les représentations « traditionnelles » construites sur la base de valeurs moyennes conduisent à considérer l'absence au travail comme un phéno- mène diffus et uniforme, concernant l'ensemble des salariés de l'entreprise. Ceux-ci sont alors « catégorisés » selon leur âge, leur sexe et leur niveau hiérarchique par exemple. Chaque catégorie se voit alors « cataloguée » sur la base du comportement d'un « individu moyen » qui n'existe pas. Les variables sur lesquelles les partitions ont été construites deviennent, à des 31-40 41-50 classes d'âge 135 degrés divers, des « facteurs de risque », à partir desquels l'entreprise va définir des « populations à risque » sur lesquelles elle va cibler les actions de prévention. La représentation construite sur la base des résultats d'analyses de corres- pondances multiples et de classifications, conduit à considérer l'absence pour maladie comme la résultante de nombreux processus distincts qui ne concernent que des groupes restreints de salariés présentant, de manière permanente ou non, des problèmes de santé spécifiques. Sur le plan de la prévention, cette représentation renvoie à des actions différenciées et orientées vers des groupes de salariés en difficulté. Ces actions visent à transformer des situations de vie et/ou de travail et non plus les comporte- ments de groupes de salariés présentant des caractéristiques communes particulières. Délimitation du système Contrairement aux deux situations envisagées précédemment, le système dont il est question ici n'est pas délimitable en terme de populations ou d'atteintes spécifiques, comme ce fut le cas pour les travailleurs en horaires atypiques et les lombalgies. Le point de vue choisi est à la fois celui du travailleur soumis à des contraintes professionnelles et celui de l'entreprise appelée à « gérer » ses ressources humaines. Notre hypothèse est que ces deux points de vue ne sont pas contradictoires si, de part et d'autre, l'objectif de la démarche de modélisation est la promotion de la santé. Idéalement, nous devrions considérer le système formé par les relations entre des comportements d'absences pour maladies et les situations de vie et de travail des salariés en question. Pratiquement, l'accès aux diagnostics médicaux est (heureusement) difficile du fait de la protection des données relatives à la sphère privée. Nous devons donc la plupart du temps caractériser très grossièrement les causes d'absences. Dans ces conditions, La description du système en terme de relations causales ne peut être que spéculative. La variété des interprétations rencontrée dans la littérature scientifique en témoigne. Une représentation Quelques définitions Le Petit Robert donne la définition suivante du terme absentéisme : « [...] Absence d'un salarié de son lieu de travail, non justifiée par un motif légal; comportement de celui qui est souvent absent. On reproche aux travailleurs 136 leur absentéisme. [... ] ». Quant à « Yabsentéiste » c'est celui « qui est parti- san de l'absentéisme » ou « qui pratique l'absentéisme ». Selon ces définitions, l'absentéisme est un comportement volontaire qu'il convient de stigmatiser, voire de réprimer. Dans le langage courant, la connotation négative du terme est évidente. C'est la raison pour laquelle nous préférons parler d'absence au travail. En effet, la grande majorité des personnes concernées par cette étude ne sont pas «partisanes » de l'absentéisme, mais s'absentent pour des raisons tout à fait honorables : elles sont effectivement malades ou accidentées, ou sont en congé maternité (motif légal). Cependant, la quasi-totalité de la littérature scientifique sur le sujet, majo- ritairement en anglais, ne fait pas la distinction entre « absence au travail » et « absentéisme ». Par contre, elle distingue un « absentéisme » légitime « non compressible », consécutif aux « vrais » accidents et maladies, d'un absentéisme moins légitime, donc « compressible ». Dans cette seconde catégorie, on trouve les absences liées à des maladies non vérifiables ainsi qu'à des difficultés d'ordre social, professionnel, familial ou psychologique. A notre avis, cette distinction est pertinente au niveau de l'analyse globale du phénomène d'absence au travail. Par contre, en l'absence de critères objectifs d'évaluation de la légitimité des absences, elle n'est pas opératoire pour caractériser et classifier les comportements individuels. Il n'y a pas d'instrument de mesure de l'absence au travail standardisé et utilisé par tous. Nous présenterons ici la terminologie à laquelle nous nous référerons par la suite. Deux paramètres sont pris en considération pour évaluer l'importance du phénomène : la fréquence et la durée des absences. La fréquence se mesure en nombre d'épisodes d'absences par unité de temps (généralement l'année). Un épisode d'absence se définit comme la suite ininterrompue d'unités de temps qui sépare le début de l'absence de la reprise du travail. La durée des épisodes s'exprime en jours ou en heures d'absences. Ces indicateurs sont cumulés sur l'année, pour chaque em- ployé, pour des groupes de salariés présentant des caractéristiques indivi- duelles ou professionnelles communes et pour l'ensemble de la population considérée. Ils peuvent être exprimés en termes absolus ou en pourcenta- ges. La fréquence et la durée des absences sont généralement calculées séparé- ment pour les différents motifs d'absence qui, eux non plus, ne sont pas standardisés. Pour notre part, nous avons retenu les motifs suivants : ma- ladies courtes (épisodes de moins de 5 jours), maladies longues (épisodes de 5 jours et plus), accidents professionnels, accidents non professionnels et congés maternité. Le caractère professionnel ou non professionnel des accidents dépend des définitions légales qui varient d'un pays à l'autre. La *'''-¦-'•}_. S^. 137 limite entre maladies courtes et longues varie selon, les entreprises. Elle est généralement fixée en fonction du moment à partir duquel un certificat mé- dical est exigé, ce qui revient en fait à distinguer les épisodes légitimés par le médecin de ceux qui ne le sont pas. Différents points de vue L'objectif des chercheurs est de produire des modèles permettant de com- prendre les processus qui régissent l'absence au travail. Mais, dans ce do- maine comme dans d'autres, Ie passage de l'explication scientifique à des mesures concrètes de prévention sur le terrain est loin d'être évident. De plus, comme la science ne dit pas ce qui est bon, on ne peut pas, en matière de prévention, faire l'économie d'une réflexion plus large, intégrant l'ensemble des facteurs sociaux, économiques et éthiques. Les résultats scientifiques constituent donc, en quelque sorte, des données de base per- mettant d'alimenter et de soutenir la réflexion sur l'action. C'est dans cette perspective que cette représentation a été construite. L'absence au travail a été étudiée sous différents angles. Les résultats obte- nus constituent un ensemble cohérent si on le considère globalement. Au niveau des études individuelles, on pourrait relever de nombreuses contra- dictions dues à la propension de certains chercheurs à attribuer une portée universelle à des résultats obtenus dans des contextes historiques et géogra- phiques particuliers. Ce sont donc moins les résultats des études en tant que tels qui nous intéresseront que les points de vue adoptés par les chercheurs. Point de vue statistique Les études statistiques sur l'absence sont très nombreuses, mais comme il n'existe pas de protocole standardisé de relevé des données d'absence et de calcul des indicateurs, les résultats produits ne sont pas directement comparables. Par contre, la forme des relations entre la fréquence et la durée des absences et les caractéristiques individuelles et socio-économi- ques des salariés se retrouvent d'une étude à l'autre et sont très stables dans le temps et dans l'espace. Il n'y a pas de modèle théorique particulier qui fonde l'analyse des données d'absence au travail. Le but de telles recherches est pragmatique. Il vise à refléter le plus objectivement possible une situation donnée et son évo- lution. Cependant, certains chercheurs effectuent des analyses statistiques particulières pour vérifier certaines hypothèses causales spécifiques. Ainsi que nous l'avons mentionné plus haut, les données relatives aux absences de longue durée, cautionnées par un certificat médical, et celles 138 portant sur les absences de courte durée laissées à l'initiative du salarié, sont souvent analysées séparément. Les premières sont considérées comme étant en relation avec l'état de santé « réel » des salariés, les secondes sont plutôt mises en relation avec des facteurs psychosociaux et organisationnels et sont interprétées comme des indicateurs «d'assiduité» des salariés. Elles sont considérées comme relativement compressibles. Si l'on schématise, on peut distinguer les « bons » comportements d'absence des « mauvais ». Les premiers comprennent les personnes s'absentant peu souvent, même pour de longues périodes et les seconds les personnes s'absentant fréquemment pour de courtes durées.41 Les études statistiques montrent globalement que : - la durée des épisodes d'absence augmente avec l'âge mais que leur fréquence diminue; - les salariés des catégories socioprofessionnelles les plus basses s'absentent plus que ceux des catégories plus élevées; - les femmes s'absentent plus fréquemment que les hommes et la durée totale de leurs absences est plus longue (certaines études montrent une tendance inverse en fin de carrière); - la fréquence et Ia durée des absences varient selon les entreprises, les régions et les pays; - dans les pays industrialisés, où sont conduites la plupart des études, la durée des absences a tendance à augmenter. Les études, plus rares, qui prennent en considération la nature du travail effectué montrent que les absences sont plus fréquentes sur les postes où les salariés n'ont pas la possibilité de réguler eux-mêmes leur charge de travail. Ceci est parfaitement conforme aux théories ergonomiques sur la régulation de l'activité que nous évoquerons plus loin. Généralement, les analyses statistiques masquent le caractère relativement exceptionnel de l'absence au travail et l'importante variabilité inter- et intra-individuelle du phénomène. Nous avons pu montrer, dans le cadre d'un travail réalisé pour une grande entreprise, que 70% des jours d'absence sont le fait de 10% des salariés et que, pour une année donnée, près de la moitié des salariés ne présentaient aucun jour d'absence. De plus, d'une année à l'autre, ce ne sont pas les mêmes personnes qui s'absentent. Seule une faible minorité de salariés présente un niveau d'absence élevé sur 41 Une politique de gestion des absences fondée sur un point de vue aussi schématique peut conduire à des effets pervers : les salariés peuvent être enclins à prolonger la durée de leurs absences et à les faire légitimer par une visite chez le médecin, ce qui repré- sente des coûts supplémentaires pour l'entreprise et pour le système de santé. 139 une durée de plusieurs;.années. Dans cette minorité;£qn trouve les malades chroniques et les quelques « absentéistes » (partisans de l'absentéisme) connus de tous. Les niveaux d'absences publiés dans les différentes études statistiques sont difficilement comparables du fait de la diversité des modes de calcul et de classification des motifs. Cette lacune est partiellement comblée par les résultats issus de recherches conduites sur une longue durée, dans des en- treprises possédant de nombreux salariés répartis sur un territoire impor- tant. Ainsi, par exemple, les analyses statistiques auxquelles nous avons soumis les données relatives aux absences du personnel d'une grande en- treprise ont permis de mettre en évidence des différences territoriales im- portantes pour des populations de salariés exécutant des tâches compara- bles dans un même contexte administratif. La figure 14 montre que les salariés des régions urbaines s'absentent plus que ceux des régions rurales; les employés tessinois s'absentent plus que les romands qui eux-mêmes s'absentent plus que les alémaniques. Nh jourston CZD o.on 0.01 CZ3 0 01 4.50 I-.I.-I 4 <0 5.30 SRO 7.50 ^M -50 8.50 ™ 8.50 13.00 Figure 14 : Répartition par cantons des durées d'absence pour maladies des employés d'une grande administration en 1989 (Ramaciotti et Zimmermann, rapport au FNRS [1991], non publié) 140 Ces résultats corroborent ceux trouvés chez Électricité de France (EDF) où l'on retrouve ces deux gradients (ville / campagne et nord / sud; Luce [1987]). Point de vue médical L'absence pour cause de maladie est considérée par certains épidémiolo- gistes comme un indicateur de santé de la population active. La compa- raison de la fréquence et de la durée des absences dans les différents grou- pes professionnels permet d'établir des comparaisons. Cependant, l'interprétation en terme d'état de santé des différences observées est très difficile, tant les facteurs à prendre en considération sont nombreux et re- liés entre eux. Plus intéressantes sont les études qui considèrent des atteintes spécifiques à la santé en relation avec des contraintes spécifiques de l'activité. Par exemple, on peut relier les absences pour des problèmes respiratoires à l'exposition à des substances irritantes présentes sur les lieux de travail, ou encore, comme nous l'avons fait nous-mêmes, les absences pour lombal- gies à l'exposition à des facteurs de risque biomécaniques ou psychoso- ciaux reconnus. Quelques études, très rares, mais particulièrement intéressantes, tentent de relier les fluctuations des courbes d'absence individuelle à des événements de vie de manière à attribuer un caractère prédictif à ces fluctuations. Ainsi, par exemple, il semblerait que les absences pour maladie augmenteraient de manière significative dans les mois qui précèdent un accident cardiaque. Godard [1987] constate même que « toutes les mesures d'absence sont liées à la mortalité de façon très forte dans les deux années précédant le décès ». A l'occasion de l'analyse déjà évoquée des données d'une grande entre- prise, nous avons pu établir une relation statistiquement significative entre la durée des absences pour cause de maladie et la densité médicale. Cette relation est à interpréter avec prudence, dans la mesure où les absences et la densité médicale sont toutes deux fonction du niveau d'urbanisation. On ne peut toutefois pas s'empêcher de confronter ces résultats aux relations bien établies qui montrent que la demande en soins médicaux augmente avec l'offre, c'est-à-dire la densité médicale. Si l'on considère que le certificat médical d'arrêt de travail est un acte thérapeutique, de même nature que la prescription de médicaments ou de tout autre traitement, on pourrait très bien imaginer une surconsommation d'arrêts de travail au même titre qu'une surconsommation de médicaments, cela dans un contexte général de surconsommation médicale. 141 Dans le même ordre .d'idée, notre ancienne collègue,6le Docteur Christiane Margairaz avait montré dans sa thèse, qui portait sur l'analyse des arrêts de travail consécutifs à des états grippaux, qu'il n'y avait pas de relation absolue entre les signes et symptômes mentionnés dans le dossier médical et la prescription ou non d'un arrêt de travail. Ainsi certains patients qui ne présentaient que peu de signes objectifs quittaient la Polyclinique de Méde- cine avec un certificat d'arrêt de travail, alors que d'autres qui présentaient davantage de signes pathologiques, n'en obtenaient pas. De telles observations laissent penser que, pour certaines pathologies, la prescription d'un arrêt de travail dépend en partie de la demande du patient et de sa re- lation avec le médecin. Enfin, une dimension qui, à notre connaissance, n'a pas été abordée direc- tement dans la littérature sur l'absence au travail, concerne l'influence du choix des traitements médicaux sur la durée des absences. On sait, en effet, que le temps joue un rôle thérapeutique important sur l'évolution de certaines atteintes et que cette évolution peut être accélérée par la mise en œuvre de techniques médicales plus ou moins lourdes ou sophistiquées. Pour s'en convaincre, il suffit de constater la rapidité avec laquelle les lé- sions des sportifs de compétition sont traitées. Selon l'auteur d'une com- munication orale lors d'un congrès, il semblerait que la réadaptation après un accident soit plus rapide lorsqu'elle est prise en charge par des structures spécialisées orientées vers le retour à l'emploi (CNA, AI) que lorsqu'elle est effectuée dans le cadre du système de santé général. Point de vue psychologique Les recherches les plus intéressantes, à notre avis, sont celles qui portent sur l'étude des processus individuels de décision qui conduisent une per- sonne, un jour donné, dans un état donné, dans un contexte donné, à se ren- dre ou non à son travail. Un modèle, proposé par une équipe canadienne, est fondé sur l'idée que la décision de se rendre ou non à son travail repose sur un arbitrage entre les quatre considérations suivantes : - les avantages liés au fait de se rendre au travail; - les inconvénients liés au fait de se rendre au travail; - les avantages liés au fait de ne pas se rendre au travail; - les inconvénients liés au fait de ne pas se rendre au travail. Un tel modèle, purement conceptuel, présente l'avantage de constituer une base de réflexion transposable dans le temps et dans l'espace. Pour le reste, la psychologie américaine ne cesse, depuis des années, de mettre en relation les indicateurs d'absence avec des caractéristiques per- 142 sonnelies des salariés, des indicateurs standardisés de profils psychologi- ques, de stress, de motivation au travail, d'intégration professionnelle, de couleur de peau, etc. Il suffit que les effectifs étudiés soient suffisamment grands pour que ces relations deviennent statistiquement significatives et soient considérées comme causales. Les indicateurs utilisés ne sont pas di- rectement transposables et la variabilité des résultats est trop grande pour qu'ils présentent un intérêt prédictif quelconque au niveau individuel. Ce qu'il faut tout de même retenir de ces travaux, c'est que les salariés, en règle générale, s'absentent davantage lorsqu'ils sont pauvres, en mauvaise santé, en désaccord avec les buts de leur entreprise, en conflit avec leurs collègues et peu considérés par leurs supérieurs. Point de vue « stratégique » Les études relevant de la sociologie, ou de la psychosociologie des organi- sations considèrent l'absence au travail comme une « réponse » sociale, voire politique, des salariés aux contraintes que leur impose l'entreprise. Mais, contrairement aux travaux évoqués dans la section précédente, il s'agit d'une réponse à un ensemble de contraintes, professionnelles et non professionnelles, considéré globalement, et situé dans un contexte culturel, politique, économique et social spécifique. Les modèles proposés présen- tent souvent un caractère spéculatif. De plus, ils ne prennent pas en compte directement la dimension « santé » qui est tout de même au cœur de la problématique de l'absence au travail. Il n'en demeure pas moins que ces études constituent des éléments de réflexion intéressants dans la mesure où elles tentent d'établir des liens entre des situations de vie et de travail et des comportements individuels d'absence, plus ou moins bien admis so- cialement. Nous avons eu l'occasion d'observer par hasard un comportement « stratégique » d'absence à l'occasion d'une intervention ergonomique dans une entreprise d'horlogerie. Nous avons constaté, sur la base des re- levés du bureau des méthodes, que dans un groupe d'ouvrières, celles qui avaient la productivité horaire la plus élevée étaient aussi les plus souvent absentes. Il s'agissait d'ouvrières employées depuis de nombreuses années dans l'entreprise. Elles possédaient une habileté hors du commun et, avec le temps, avaient mis au point pour leur usage personnel des modes opé- ratoires plus performants que ceux du service des méthodes. A l'occasion d'un entretien, l'une de ces personnes a affirmé le plus naturellement du monde qu'il était normal qu'elle s'absente plus souvent que les autres du fait qu'elle était meilleure. Ce comportement semblait être implicitement admis par des contremaîtres qui avait la réputation d'être « durs ». 143 Point de vue ergonomique vi* La problématique de l'absence au travail n'est pas centrale en ergonomie. Les taux d'absences pour accidents du travail sont considérés comme des indicateurs de fiabilité et de sécurité des systèmes socio-techniques. Les fluctuations de ces taux constituent des critères d'évaluation des mesures de prévention mises en œuvre. Les absences pour maladie de courte durée sont parfois considérées comme des « réponses » des salariés aux contraintes du milieu de travail. Mais pour les ergonomes, ces réponses ne relèvent pas toujours de stratégies ex- plicites. Pour eux, l'absence est un moyen pour les salariés de « faire face » aux contraintes professionnelles et non professionnelles auxquelles ils sont soumis. En d'autres termes, ces absences relèveraient des processus de ré- gulation de l'activité. Nous avons eu l'occasion d'explorer cette hypothèse à diverses reprises et de la vérifier dans un certain nombre de situations. Nous avons constaté que les absences étaient plus fréquentes aux postes de travail sur lesquels les salariés n'avaient que peu d'autres moyens pour adapter le niveau de leur activité (leur charge de travail) à leur état momentané; c'est le cas par exemple chez les opératrices téléphoniques, les travailleurs à la chaîne ou les conducteurs de véhicules et engins divers. Toujours dans la même perspective, lors de divers mandats de recherche ou d'intervention conduits ces dernières années, nous avons tenté de décrire certains processus de régulation mis en œuvre par les salariés pour « faire face » à la maladie, en l'occurrence les maux de dos (« coping »). Ainsi, à l'apparition de maux de dos, certains salariés continuent leur travail nor- malement et attendent que « ça passe ou que ça casse », d'autres prennent des médicaments et continuent leur travail, d'autres réduisent leur activité sur les lieux mêmes du travail42, d'autres encore s'arrêtent de travailler un ou plusieurs jours pour se reposer et se soigner. Ces différentes stratégies conduisent à des fréquences et à des durées d'absence différentes. Le re- cours à l'une ou l'autre des stratégies évoquées relève de choix individuels qui sont largement déterminés par l'environnement de travail et les tâches exécutées. A l'occasion d'un lumbago, par exemple, il est moins difficile de poursuivre une activité sédentaire à l'intérieur d'un bureau, que d'exécuter des travaux de force sur un chantier exposé aux intempéries. Le concept « d'absentéisme des présents » a été très peu étudié, mais le phénomène est connu. 144 Point de vue « managerial » et recherches-action Malheureusement, les publications dans ce domaine sont relativement rares à cause de la difficulté de réunir des chercheurs et des responsables de personnel sur un même projet. De plus, rares sont les entreprises qui ac- ceptent de voir publier leurs succès et, a fortiori, leurs échecs en matière de gestion des absences au travail. On trouve cependant quelques études fondées sur la comparaison de statistiques avant et après une intervention visant à réduire la durée ou la fréquence des absences. Il est difficile de tirer des conclusions sur ces travaux, étant donné que ceux-ci portent sur des expériences situées dans le temps et dans l'espace. De plus, d'un point de vue méthodologique, on ne peut pas savoir si les résultats obtenus sont liés à l'intervention ou à d'autres modifications de l'environnement ou de la structure du personnel, ou encore à un effet d'étude. On sait en effet, de- puis plusieurs dizaines d'années, que le fait d'étudier au grand jour des processus sociaux peut conduire à la modification des comportements in- dividuels et collectifs. La littérature relate tout de même certains succès obtenus à la suite d'interventions telles que l'assouplissement des contraintes horaires, l'introduction de crédits-temps, d'horaires variables ou de cercles de qua- lité. Encore une fois, le caractère universel et durable de tels résultats reste à démontrer. Par contre, la plupart des articles portant sur des recherches-action souli- gnent le peu d'effet des mesures préventives, coercitives ou des primes aux présents, en matière de réduction de l'absence au travail. Une équipe genevoise (Vischer et al. [1996]) a conduit une étude d'intervention dans le cadre du Programme National de Recherche sur les lombalgies (PNR 26B du FNRS). L'un des objectifs du projet était de me- surer dans une grande entreprise les effets d'une intervention du type « école du dos ». L'une des hypothèses était que l'intervention devait ré- duire le taux d'absences pour maladie. Or, les résultats ont montré que les absences consécutives aux maux de dos étaient restées à peu près stables mais que les absences pour d'autres raisons de santé avaient augmenté. Les trois faits anecdotiques suivants nous ont été rapportés par des respon- sables de personnel d'entreprises suisses romandes. Ils montrent à quel point il est difficile, dans le domaine de l'absence au travail, de construire une représentation qui conduise à une compréhension des phénomènes aux différents niveaux, de l'individu à la société. 1. Le premier fait porte sur un effet pervers de la prime de « présentéisme ». Certains salariés limitent leurs absences tant qu'ils ont droit à la prime, quitte à se présenter malades à leur place de travail. Mais ils considèrent avoir acquis « un droit à l'absence » lorsque, par la 145 force des choses, ils ont perdu leur prime. Une;--telle prime est donc susceptible de diminuer la fréquence des absences de courte durée, mais elle incite les salariés qui, suite à une maladie plus longue, l'ont perdue, à la « récupérer en temps » en prolongeant les épisodes suivants. 2. Dans une entreprise industrielle, alors que nous nous étonnions du faible taux d'absences pour maladie, le chef du personnel nous a affirmé tenir des statistiques précises des absences pour maladie et licencier à la première occasion toutes les personnes qui s'absentaient trop fréquem- ment ou trop longuement. Or, à la suite d'un déménagement, il se trouve que cette même entreprise a mis trois ans pour faire redémarrer une pro- duction. Peut-être que l'expérience et le savoir-faire des ouvriers qui n'ont pas suivi lors du déménagement ou qui ont été licenciés à cause de leurs absences auraient permis de raccourcir ce délai. 3. Le troisième fait nous a été rapporté par un responsable de ressources humaines qui, à coup de réprimandes, de menaces et de notes de servi- ces, a obtenu une réduction substantielle de son taux « d'absentéisme ». Un tel résultat n'est ni impossible, ni contradictoire avec ceux évoqués plus haut dans le sens où il est tout à fait envisageable qu'une « culture de l'absentéisme » se soit développée dans cette entreprise. L'année sui- vante, le même responsable annonçait le retour à un taux « catastrophique ». Typologies et classifications L'analyse présentée ici a été conduite sur les données d'absence d'un groupe de 3507 salariés d'une grande administration. Les données de fréquence et de durée des absences pour maladies «cour- tes » et « longues », ainsi que les accidents professionnels et non profes- sionnels, ont été soumises à une analyse en composantes principales, suivie d'une classification hiérarchique et d'une partition en classes les plus ho- mogènes possibles. Pour caractériser les groupes nous disposions des don- nées suivantes : - caractéristiques personnelles des salariés (sexe, âge, état-civil, ori- gine); - caractéristiques professionnelles (secteur, service, fonction, profes- sion, niveau hiérarchique, traitement). Nous avons retenu une partition en huit classes qui montre comment s'articulent et se cumulent les fréquences et les durées d'absence pour les différents motifs. Les huit descriptions suivantes présentent les résultats complets de cette analyse. 146 La première classe est la plus nombreuse. Elle comprend 42% des em- ployés considérés. Ceux-ci ont présenté en 1994, en moyenne, un épisode « maladie courte » pour un total d'absences de moins d'un jour et demi pour l'année. Les cadres, les classes de traitement élevées et les fonctions à responsabilités sont largement sur-représentés dans cette classe où l'on ne s'absente pas. La deuxième classe regroupe la plupart des accidentés du travail. Le profil type est le suivant : c'est un(e) manuel (le), souvent originaire d'un pays du sud de l'Europe et dont la fonction est peu rémunérée. Ce profil représente moins de 4% du personnel. Le troisième groupe est formé de personnes présentant approximativement la même description que celles du groupe 2, si ce n'est qu'il s'agit de per- sonnes plus âgées. Elles présentent principalement un épisode de « maladies longues » au cours de l'année, pour un total d'environ 14 jours d'absence. Ce profil est celui d'environ 20% du personnel de l'administration considérée. A ce stade, nous relèverons que les profils 1 et 3 concernent presque les deux tiers des employés. Ces personnes ne s'absentent pas ou seulement pour un épisode de maladie d'une certaine durée. La fréquence des épiso- des est très faible. La durée des épisodes longs est fixée par le médecin, d'entente avec le salarié. Ces absences sont certainement peu « compressibles ». Le profil 4 est celui d'environ 9% des salariés. Ces personnes s'absentent quatre à cinq fois durant l'année pour un total d'un peu plus de 30 jours. En quelque sorte, on pourrait considérer qu'il s'agit d'une version « aggravée » du profil 3. Cependant, les modalités « manuel », « Europe du Sud », et « service nettoyage » ont disparu de la description pour laisser la place à « femme », « non cadre », « employé de bureau », « réceptionniste », « (division X) ». On se trouve donc en face d'une po- pulation tertiaire. Le cinquième groupe présente un profil différent : 6 jours d'absence en 4 épisodes. Il est caractérisé par les modalités « non manuel », « femme », « célibataire », « moins de 30 ans » etc. Il s'agit du type d'employé(e) à qui les responsables de personnel reprochent certainement leur manque d'assiduité du fait de leurs absences fréquentes et imprévisibles qui désor- ganisent l'activité des services. Le 15% du personnel présente ce profil qui, en termes de jours perdus peut être considéré comme la partie immergée de l'iceberg. La « compression » de ce type passe certainement par la création d'une plus grande souplesse dans la gestion individuelle du temps de tra- vail. 147 Le sixième profil constitue la version « fortement aggravée » du précédent : plus de 30 jours d'absence en 11 épisodes, mais elle concerne moins de 3% des employés. Les caractéristiques des personnes concernées sont approxi- mativement les mêmes que pour le profil précédent. Un tel profil constitue manifestement un signe de mal-être dans la vie professionnelle et/ou privée. Les modalités « Service untel » et « divorcé » sont sur-représentées. Il est probable que les personnes correspondant à ce profil soient considérées dans l'entreprise comme des « cas sociaux ». Le septième profil qui concerne lui aussi, un peu plus de 3% de la popula- tion : plus de 120 jours d'absence en 3 ou 4 épisodes. On retrouve ici les caractéristiques sociologiques correspondant aux profils 2 et 3 (manuels, Europe du Sud, bas niveau de rémunération, etc.). La moitié des personnes présentant ce profil ont plus de 50 ans. Ce profil est donc celui, bien connu, des ouvriers « usés » par des dizaines d'années de travail physique. La question de savoir pourquoi la modalité « Service X » est très fortement sur-représentée ici (10% du personnel de ce service correspond à ce profil) reste ouverte. Le huitième et dernier profil est celui des victimes des accidents non pro- fessionnels. Ces personnes présentent en moyenne 40 jours d'absence pour ce motif, 8 jours de « maladies longues » et deux jours de « maladies courtes », soit au total 50 jours d'absence en 1994. L'analyse statistique n'a fait ressortir que deux modalités explicatives : les fonctions « X » et, dans une moindre mesure, « Y ». Seule une analyse des dossiers individuels d'accident permettrait de comprendre ce qui relie ces fonctions aux ac- cidents non professionnels. D'un point de vue méthodologique, il est inté- ressant de souligner que l'analyse ne permet pas de caractériser un groupe de personnes ayant vécu un événement indépendant de l'activité profes- sionnelle, par des variables relevant du champ de la profession. L'examen de cette typologie permet encore de relever les points suivants : - Les employés occupant des fonctions manuelles cumulent les absen- ces liées aux « accidents professionnels » et aux « maladies longues ». La fonction « ouvrier entretien immeuble » est caractéristique des profils 2,3, et 7. - La fonction « X » est sur-représentée dans les profils « accidents pro- fessionnels » (profil 2) et « accidents non professionnels » (profil 3), sans que l'on puisse inférer de lien de causalité sur la base de ces seu- les informations. - Si l'on rencontre dans l'ensemble des services des employés qui s'absentent peu (aucun service en particulier n'est associé au profil 1), d'autres profils d'absence sont sur-représentés dans certains services et divisions. En d'autres termes, cela pourrait signifier que le fait 148 d'occuper certaines fonctions, dans certains services, conduise à des profils d'absence particuliers, ce qui va tout à fait dans le sens de notre approche fondée sur l'étude des relations entre situation de travail, modes de vie et santé au sein de groupes de salariés homogènes. Confrontation au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » Contexte de la modélisation Le recours au « modèle théorique de la maladie à médiation psychoso- ciale » pour expliquer les raisons de l'absence au travail, relève d'une ap- proche différente de celle que nous avons mise en œuvre pour l'étude de l'aménagement du temps de travail et des lombalgies. Dans ces deux situa- tions nous avons tenté d'identifier et de relier des stimuli psychosociaux à des précurseurs de maladie et à la maladie elle-même. Dans le cas qui nous intéresse ici, nous considérons non plus la maladie elle-même, mais l'une de ses conséquences : l'absence au travail. Le re- cours au modèle se situe ici à un niveau plus général. L'absence n'étant pas une maladie, il ne s'agit pas de construire une représentation pour définir des actions de prévention des absences. Le but de la modélisation est de mieux comprendre, au sens du « modèle théorique de la maladie à mé- diation psychosociale », comment dans un système circulaire : - on passe de la maladie à l'absence; - l'absence, au travers des modifications des stimuli psychosociaux qu'elle induit, peut modifier, positivement ou négativement, les pro- cessus pathogéniques; - on passe de l'absence à la reprise du travail. Les stimuli psychosociaux La décision de s'absenter ou de reprendre le travail dépend d'une apprécia- tion globale du contexte : état physique et psychique du moment, exigences de la tâche, relations avec les collègues et la direction, culture d'entreprise, etc. La perception, positive ou négative, de ce contexte constitue un stimu- lus psychosocial qui va conduire le salarié à se rendre à son travail ou à s'absenter. 149 Le programme psycho-biologique (influences ? environnementales précoces et facteurs génétiques) La décision de s'absenter, ou non, constitue une expérience qui s'inscrit dans la mémoire de l'individu et le transforme En se référant à l'analogie entre l'Homme et la machine non triviale, on comprend mieux le caractère non prévisible de l'absence au travail (cf. Figure 5, p. 40). Chaque épisode d'absence (cycle de la machine) transforme les règles qui conduiront à la prochaine décision de s'absenter. De plus, l'action des variables interacti- ves peut provoquer des phénomènes émergents. Il n'est pas question d'imaginer une quelconque dimension génétique de l'absence au travail. Par contre, des facteurs génétiques régissent certains processus qui concourent au développement de la maladie ou à sa guérison. Les mécanismes pathogéniques L'influence du programme psycho-biologique s'exerce de différentes ma- nières sur le développement de la maladie. Pour les maladies évolutives ou dégénératives, on se trouve en face de mécanismes quasiment déterminis- tes. L'évolution d'autres maladies est plus sensible aux influences de l'environnement économique, médical, social, familial et professionnel. C'est le cas par exemple, pour les maladies en relation avec le travail en horaires atypiques ou pour les lombalgies pour lesquelles des mesures de prévention peuvent s'avérer efficaces. Le modèle de Cooper (cf. Figure 2, p. 40), rend compte des liens statistiques, si ce n'est causaux, entre « stresseurs » professionnels et précurseurs de maladie. Les précurseurs de maladie Certains précurseurs sont liés à des atteintes spécifiques. D'autres, comme l'hypertension, l'anxiété, les épisodes occasionnels de lombalgies, sont considérés comme des réponses globales à des ensembles de contraintes non spécifiques auxquelles les individus ont de la peine à faire face. Il en va de même de comportement à risques tels que l'augmentation de la consommation de tabac ou d'alcool. Ce sont des réponses très globales qui peuvent conduire, en l'absence de stratégie de « coping », à un large éven- tail de maladies. Nous verrons plus loin que l'absence pour maladie peut constituer en tant que telle, une stratégie de « coping ». 150 La maladie Dans la problématique de l'absence au travail, la maladie est considérée dans sa dimension générique, c'est l'aboutissement du processus. C'est lorsque la maladie est installée, reconnue médicalement et socialement, que l'absence au travail est considérée comme légitime, si ce n'est « incompressible ». Les rétroactions Dans bien des situations, la décision même de s'absenter peut être inter- prétée comme une « réponse » implicite ou explicite aux sollicitations in- ternes de l'organisme, au développement de facteurs précurseurs de mala- die ou à Ia maladie. De la typologie des réactions face à la maladie, propo- sée dans le modèle bernois, développé par Heim et collaborateurs (Kaufmann [1989]), il ressort une catégorie « évitement actif » qui, par analogie, pourrait s'appliquer à certains comportements d'absence43. L'absence modifie provisoirement les contraintes qui s'exercent sur les personnes qui s'absentent. Elle peut aussi les modifier de manière durable lorsque l'entreprise réagit à l'absence pour maladie par des mesures de pré- vention ou de répression qui à leur tour, transforment le comportement des salariés. Le système peut alors être analysé en terme de cercle « vicieux » ou « vertueux ». Les variables interactives La stabilité des statistiques d'absence au niveau des grands collectifs et l'imprévisibilité du phénomène au niveau individuel, nous amènent à envi- sager deux types de variables interactives extrinsèques : celles qui se rap- porteraient à la culture des régions, des entreprises et des métiers et celles que l'on ne pourrait associer qu'aux caractéristiques d'une situation don- née. Les premières fonderaient la décision de s'absenter sur des systèmes de valeurs propres aux groupes considérés (valeur travail, solidarités pro- fessionnelles, etc.). Dans le second cas, la décision d'absence serait plus spontanée. Elle reposerait sur l'influence de variables reflétant une situa- Il serait intéressant d'analyser la manière dont les travailleurs font face aux contraintes de l'entreprise à la lumière de cette typologie qui, au niveau de l'action, considère les catégories suivantes : diversion, compensation, activité constructive, re- cherche de la sollicitude d'autrui, repli social, extériorisation de sa colère, altruisme, prise en main de la maladie, et évitement actif. 151 tion particulière (conflit, surcharge momentanée, etc.). Elle pourrait être considérée comme un phénomène émergeant. Les variables interactives intrinsèques se manifestent aussi de manière émergente. Elles sont le fruit de la conjonction entre l'état momentané du sujet (qui détermine ses ressources) et les contraintes professionnelles aux- quelles il est soumis. Les conséquences pour l'action Il ressort du point de vue développé que la réduction des absences pour maladie ne peut pas être envisagée dans le cas d'une démarche spécifique. Elle ne peut que s'inscrire dans le cadre d'une politique générale de la promotion de la santé au travail. Si l'on se place dans le cadre du modèle analytique de Cooper (cf. Figure 2, p. 40), on pourrait réduire les absences au travail en agissant sur l'ensemble des « stresseurs ». Si l'on se place dans le cadre du modèle théorique de la maladie à média- tion psychosociale (cf. Figure 7, p. 40) il faudrait, en plus, créer des condi- tions environnementales favorables au développement des processus d'équilibrations qui permettent à chacun de rester en bonne santé. L'interprétation des statistiques globales d'absences pour maladie est très délicate. On peut leur faire dire tout et n'importe quoi. Les différences is- sues des comparaisons entre différents groupes sont difficiles à expliquer. Que penser du fait que si l'on superposait la carte des absences pour mala- die des collaborateurs EDF, établie par Luce [1987, op. cit.] avec les statis- tiques de mortalité régionales en France publiées par 1'INSERM (Bouvier- Colle et al. [1990], op. cit.), on trouverait que l'absence au travail est favo- rable à la longévité ? Dans nos propres travaux, nous avons trouvé des corrélations positives en- tre la répartition de la durée des absences pour maladie sur le territoire Suisse (cf. Figure 14, p. 40) et la densité médicale (figure 15). Que faut-il en déduire ? 152 Jours/an 15 12 A .*A .TTa" A* A A A 100 200 300 Densité médicale/ 100'00O hab 40 Figure 15 : corrélation (r - 0.67p<0.001) et régression (y=0.67+0.03x) entre la durée annuelle moyenne des absences (jours/an) par canton et la densité médicale (Ramaciotti et Zimmermann [1991], rapport au FNRS, non publié). Les comparaisons des taux d'absence entre des entreprises de la même région et du même secteur économique posent également des problèmes. Les différences obtenues, une fois éliminé l'effet des nombreuses variables confondantes, sont difficiles à interpréter. Nous avons été amenés à constater qu'elles reflètent davantage le niveau de tolérance des entreprises à « l'absentéisme » que l'état de santé ou le fonctionnement du système socio-technique44. Nous avons rencontré une entreprise qui licenciait, sous un prétexte quelconque, tous les salariés dont le taux d'absence pour maladie dépassait un certain seuil. Les condi- tions dans lesquelles les entreprises entament les formalités de « mise à l'assurance invalidité de malades chroniques » influencent très fortement les taux moyens (cf. courbe de Pareto Figure 12, p. 132). 153 Les comparaisons de l'évolution des taux d'absence entre les services d'une même entreprise peuvent, dans le cadre d'une approche statistique rigoureuse, conduire à des résultats plus interprétables. Nous avons par exemple, pu associer l'augmentation des absences pour maladie à l'augmentation de la charge de travail globale du service. Nous avons aussi constaté une augmentation des absences pour maladie dans des services soumis à des réorganisations. Les comparaisons les plus intéressantes sont celles qui portent sur l'évolution temporelle des taux d'absence pour maladies à l'intérieur de collectifs homogènes sur le plan des situations de travail. Moyennant la prise de certaines précautions lors des traitements statistiques, ces données permettent à la fois de relier les évolutions observées aux transformations des conditions de travail et de comparer les évolutions entre les différents groupes. De notre point de vue, seul ce niveau d'analyse des données d'absences présente un intérêt pour la prévention primaire. L'analyse des courbes individuelles d'absences relève de l'approche clinique. Elle présente un intérêt certain pour le médecin du travail capable de le relier à la fois aux conditions de travail du salarié et à son état de santé. 155 Nouvelles perspectives pour la prévention et la promotion de la santé au travail La référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » transforme-t-elle les « représentations pour l'action » ? En ce qui nous concerne, nous répondrons positivement à cette question. La plupart des recherches sur le travail de nuit portent sur la mise en évidence de ses « effets » sur la santé. La littérature sur les lombalgies, porte soit sur les « effets » de l'exposition aux facteurs de risque biomécaniques et/ou psychosociaux, soit sur le « coping », soit encore sur le « soutien social », sans que les trois aspects soient réunis dans un même modèle. Les travaux sur l'absence au travail abordent la question sous différents angles, médicaux, psychologiques, sociologiques et managériaux, sans que ces points de vue soient reliés entre eux. La référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » nous a non seulement permis d'établir des liens à l'intérieur de chacune des trois problématiques, mais de les relier entre elles en mettant en évidence la variété des processus qui régissent la santé des individus et des groupes. Ces liens conduisent à imaginer des actions non spécifiques de promotion de la santé, qui permettraient à la fois de préserver la santé des travailleurs en équipes, de réduire la fréquence et la gravité des lombalgies et, par là même, de diminuer les taux d'absence pour maladie. En epidemiologie, en médecine du travail et en ergonomie, la majorité des études portent sur les processus (mécanismes) qui relient les facteurs de risques aux précurseurs de maladie et à la maladie elle-même. Une telle approche est incontournable lorsqu'elle considère des risques déterministes de nature physique, biologique ou chimique. Par contre, elle est réductrice lorsqu'elle s'applique à des risques plus « diffus » tels que ceux liés au travail en équipes, aux lombalgies, au « travail à l'écran de visualisation » ou, plus généralement, à des situations de travail globalement contraignantes. Dans ce cas, le « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » nous ouvre la possibilité de favoriser les rétroactions ou d'agir sur les variables interactives. L'action sur les variables interactives renvoie aux mesures d'aménagement des lieux et des situations de travail préconisées par les ergonomes, mais 156 elle en élargit le champ aux mesures qui conduisent à la modification de la perception globale de la situation de travail. Les mesures visant à agir sur les processus de rétroactions sont moins courantes. Pour permettre les rétroactions favorables à la santé, deux conditions nous semblent nécessaires : - créer des espaces d'autonomie dans le travail à l'intérieur desquels les régulations puissent s'opérer ; - donner aux travailleurs les connaissances et les moyens leur permettant de mettre en place, à l'intérieur de ces espaces, des stratégies de « coping » efficaces. En d'autres termes cela revient à préconiser des mesures d'organisation du travail et de formation. Pour illustrer et étayer ces affirmations, prenons un exemple tiré d'une intervention conduite auprès d'une population d'horticulteurs. Le but était de proposer des mesures de prévention des lombalgies. La figure 16 montre la durée d'absences pour maladie (tous motifs con- fondus) dans l'année écoulée, en fonction de la durée des lombalgies durant la même année. Alors que l'on aurait pu s'attendre à une relation de type dose-réponse montrant un accroissement des absences en fonction de la durée des lombalgies dans l'année écoulée, on constate que les personnes ayant souffert de lombalgies entre 1 et 7 jours et entre 8 et 30 jours s'absentent plus que celles qui ont souffert de leur dos plus de 30 jours ou tous les jours. Face à ce résultat, nous avons émis l'hypothèse que les personnes ayant le plus grand nombre de jours d'absence étaient celles qui n'avaient pas encore mis en place d'autres stratégies pour faire face à leurs maux de dos. Cette hypothèse a été vérifiée en comparant l'activité des différents groupes. Nous avons constaté que les personnes souffrant de lombalgies durant plus de 30 jours ou tous les jours n'effectuaient plus certains travaux pénibles. Elles avaient fait reconnaître leur statut de lombalgique au sein de l'entreprise. Par contre les activités exécutées par les personnes souffrant moins fréquemment de leurs dos ne se distinguent pas de celles des non- lombalgiques. En plus des mesures de prévention primaire, il convient donc de mettre en place des mesures de prévention secondaire permettant aux « nouveaux lombalgiques » de s'adapter plus rapidement à leur nouvel état. Il en résultera aussi une diminution de leurs absences pour maladie. 157 Non 0 lours 1 7 8-30 +dB 30 Tous les jours lombalgique jours jours jours Durée lombalgies année écoulée Figure 16 : absences pour maladie en fonction de la durée des lombalgies durant les 12 derniers mois. Pour être complet, il faut encore citer les mesures visant à agir sur le pro- gramme psycho-biologique. Nous avons déjà évoqué les tentatives d'agir sur l'organisme des travailleurs de nuit en modifiant les niveaux d'éclairement ou en leur donnant des médicaments. On pourrait encore évoquer les actions de « motivation » conduites par certains psychologues et le système fondé sur les récompenses et les punitions connu dans l'industrie depuis Taylor. Enfin, la référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » devrait permettre de concevoir des ensembles cohérents de mesures de prévention ou de promotion de la santé au travail, sur la base de modèles « locaux », fondés théoriquement, plutôt que sur la base de « facteurs de risque » établis sur des bases statistiques. 159 Conclusion de la deuxième partie Au travers des trois études qui ont été présentées nous souhaitons avoir « convaincu » le lecteur du bien fondé du cadre conceptuel et méthodologique pour l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé que nous avons proposé dans la première partie. Nous souhaitons que la manière dont nous avons rempli ce cadre ne renvoie pas à « ces tableaux [...] dont le regard se détourne parce qu'ils ne possèdent aucune structure interne ». La structure interne, nous avons tenté de la construire en situant les trois descriptions par rapport à un système hiérarchisé, dont nous avions préalablement défini les frontières et les niveaux. La dynamique du système a été abordée, dans les trois cas, en référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » qui permet de construire des liens entre le social et le biologique. Lorsque l'on regarde les trois tableaux esquissés, on constate qu'ils se ressemblent étrangement. On doit s'interroger sur les raisons de ces ressemblances. Nous en distinguons trois : - tous les trois tableaux traitent d'un même thème, vu sous des angles différents, les relations entre situations de travail, modes de vie et santé; - ils ont été exécutés avec les mêmes techniques; - les trois tableaux sont l'œuvre d'un même « artiste ». Les ressemblances observées résultent certainement d'une conjonction de ces trois causes. Cependant, nous sommes persuadés que les similitudes mises en évidence ne sont ni des artefacts méthodologiques, ni les conséquences de recherches conduites dans un cadre par trop autoréférencé. Nous fondons cette conviction sur le fait que les éléments de chacune des trois descriptions sont, pour l'essentiel, conformes aux résultats publiés dans la littérature scientifique. Selon nous, l'originalité des résultats présentés est double : d'une part, nous avons été en mesure de construire des liens « horizontaux », entre des problématiques différentes, à l'intérieur d'un même champ; et d'autre part, nous avons été en mesure de construire des liens « verticaux » entre le biologique et Ie social, considérés à différents niveaux. 160 Une meilleure connaissance de la nature de ces liens devrait contribuer à transformer les « représentations pour l'action » des décideurs, des préventeurs et des travailleurs eux-mêmes. Nos propres « représentations pour l'action » se sont profondément modifiées au cours des recherches présentées ici. Il y a quelques années nous avions une approche sectorielle de la prévention orientée vers la définition et la mise en œuvre de mesures spécifiques à la place de travail. Aujourd'hui, nous envisageons une approche plus globale, moins orientée vers la prévention de risques spécifiques (qui reste toujours nécessaire) que vers la promotion de la santé au travail. Une telle représentation, fondée sur une vision plus globale des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, conduit à imaginer de nouvelles mesures, non spécifiques à des risques particuliers, aux niveaux supérieurs du système considéré. Au niveau de la place de travail, il s'agirait de créer des espaces de régulation favorisant une meilleure gestion des risques par les salariés eux-mêmes. 161 CONCLUSION GÉNÉRALE Les buts de notre recherche étaient d'une part, de proposer un cadre théori- que et méthodologique pour l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé et, d'autre part, de montrer la pertinence de ce cadre pour l'action. Nous avons proposé de construire des représentations pour l'action sur la base de « modèles-cadres » élaborés à partir de connaissances scientifiques produites par différentes disciplines, et de l'analyse de données empiriques recueillies en fonction de problématiques d'actions spécifiques. Ces modè- les sont élaborés sur la base des principes de la systémique. Différents ni- veaux d'organisation sont considérés. Ces niveaux sont hiérarchisés. Cha- que niveau est régi par un réseau de relations qui lui est propre, mais piloté par le niveau directement supérieur. Nous avons proposé de considérer le « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » comme un « modèle-cadre » intégrateur. Nous avons montré que ce modèle permet de rendre compte des phénomènes et d'intervenir dans des champs aussi différents que l'aménagement du temps de travail, la prévention des lombalgies et la gestion des absences pour maladie. Avons-nous atteint nos objectifs ? Si oui, dans quelle mesure ? Sinon pour- quoi ? Telles sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cette dernière partie. Pour ce faire, rappelons brièvement le cheminement qui nous a conduit des sciences positives au constructivisme et de l'approche analytique à la mo- délisation systémique. Après avoir évoqué les principaux problèmes ren- contrés, nous verrons comment, selon nous, l'approche proposée permet d'élargir les champs de la recherche et de l'intervention. Nous évoquerons ensuite quelques pistes à explorer pour la poursuite des développements théoriques, méthodologiques et pratiques que nous avons entrepris. Enfin, nous terminerons ce travail sur des considérations plus personnelles. Nous tenterons d'évaluer dans quelle mesure nous avons nous-mêmes été trans- formés (construits ou re-construits) par les recherches et les interventions que nous avons présentées dans ce travail car, « L'intelligence (...) organise le monde en s'organisant elle-même » Piaget [1977, part. I]. 162 D'un « positivisme analytique » à un « constructivisme systémique » II est difficile de savoir quelles sont les forces qui régissent les choix indi- viduels et collectifs. Il est encore plus difficile de retracer l'histoire de ces choix. Nous pourrions être tentés de reconstruire un discours rationnel, im- personnel, et linéaire, démontrant de manière argumentée le bien-fondé de nos positions. Nous ne le ferons pas, car cela ne correspondrait pas à notre perception du chemin parcouru, et surtout, un tel discours serait incompati- ble avec les positions, qu'en fin de compte, nous défendons. En effet, l'adhésion à un point de vue constructiviste nous conduit à douter que la science puisse être complètement indépendante des structures psycho-biologiques et de l'expérience de l'observateur. Dans ce contexte, nous considérons que le cadre pour l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé que nous proposons est le produit de multiples expériences et influences qui se sont exercées en de- hors du cadre bien structuré d'une discipline. C'est ce qui constitue certai- nement une faiblesse, mais peut-être aussi une force de notre approche. Cette approche est le résultat d'un parcours professionnel atypique, au sein d'une équipe multidisciplinaire, brièvement évoqué dans la première partie. Nous n'y reviendrons pas. Notre conception a été influencée, sur le plan théorique, par le contact direct avec des enseignants comme Henri Laborit, Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne, Henri Atlan et bien d'autres. L'influence d'auteurs comme, par exemple, Piaget, Bateson, Watzlawick, Prigogine, Stengers et Moles est aussi très importante. Les débats qui traversent le monde de l'ergonomie ne sont pas étrangers au cadre qui a été développé. Ainsi, la communauté ergonomique s'interroge encore sur le statut de sa discipline. Est-ce une science ou une pratique fondée sur l'application de connaissances scientifiques ? Si l'ergonomie se prévaut d'un statut scientifique, faut-il la situer du côté des sciences exactes ou de celui des sciences humaines ? Dejours [1995, Part L] a bien montré à quel point la problématique du « facteur humain », objet de l'ergonomie, se trouvait à l'intersection des deux champs. Si l'ergonomie doit renoncer au statut de science pour celui de pratique fondée sur l'application des connaissances scientifiques, il reste la question de savoir quels types de modèles appliquer et comment les appliquer ? Les réponses à de telles questions ne sont pas simples. Nous avons évoqué dans la première partie, en citant Granger [1992], la difficulté de passer de la connaissance scientifique à l'action. Mais nous avons également souli- gné le fait que souvent l'action (la réalisation technique) précède 163 l'explication scientifiqiie;;»Lä théorie et la prati que-spht donc à la fois fort éloignées l'une de l'autre, bien qu'en étroites interactions. Le cadre conceptuel et méthodologique que nous proposons a été élaboré en tentant de relier, de la manière la plus cohérente possible, théorie et pra- tique. Il devrait permettre de mettre en évidence et de décrire des relations entre situations de travail, modes de vie et santé, mais aussi conduire à des actions intégrées, efficaces, et efficientes. Le choix constructiviste Très vite, nous nous sommes rendus compte de la difficulté de réaliser une telle entreprise dans le cadre des sciences positives. Nous étions face à des exigences contradictoires : d'un côté, une science à la recherche de lois universelles et éternelles; de l'autre côté, la nécessité d'agir aujourd'hui dans des environnements biologiques, sociaux et économiques spécifiques, mais en constante transformation. L'observation de ces transformations montre qu'elles sont à la fois le ré- sultat d'une évolution « naturelle » des écosystèmes, mais aussi de l'action de l'Homme sur son environnement. A la question de savoir si cette inter- vention humaine relevait du « libre-arbitre » ou de déterminismes sous- jacents, nous avons, très subjectivement, tranché en faveur du premier terme de 1 ' alternative. - C'est donc sous la pression des influences évoquées ci-dessus, avec le souci de relier science et actions dans un même modèle, et avec la croyance en un Homme libre et responsable, que nous avons adhéré aux principes d'un constructivisme « modéré » représenté par les travaux de Piaget et de Varela. Le choix systémique Le recours à une approche systémique pour la modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé a naturellement été le ré- sultat des influences déjà évoquées. Il faut ajouter à la liste des auteurs cités les cybernéticiens comme Von Neumann, Wiener, von Foerster et natu- rellement Von Bertalanffy, père de la théorie générale des systèmes. Ce qui nous a séduit dans l'approche systémique c'est l'idée que le Tout constitue une entité différente de la somme des éléments (la société n'est pas seulement une somme d'individus et l'organisme une addition de cel- lules ou même d'organes). C'est aussi la variété des formes de relations qui s'offre au modélisateur, notamment la possibilité de considérer des phé- 164 nomènes non linéaires, circulaires ou émergents. Nous avons également été intéressés par la puissance de l'approche systémique pour organiser et re- lier, dans un même modèle, des connaissances de nature différente, ce qui est indispensable lorsque l'on vise Ia production de « modèles-cadres ». Enfin, et c'est peut-être l'élément le plus important, l'approche systémique constitue à la fois un moyen de décrire Ie monde et de le transformer. Les ingénieurs ne s'y sont pas trompés. Ils ont très tôt développé des métho- dologies systémiques pour la conception de systèmes que H.-A. Simon [1991] a appelés « artificiels » et dont il prétend qu'ils sont les plus nom- breux dans notre environnement. Les choix méthodologiques Nos choix méthodologiques ont été dictés par les positionnements que nous venons d'évoquer. Nous avons utilisé des méthodes de classification, mais nous ne renonçons a priori à aucune méthode, pourvu que sa mise en œuvre s'inscrive dans une méthodologie cohérente, compatible avec le cadre que nous nous sommes imposés. Ainsi par exemple, si nous avons été amenés à émettre des réserves sur l'utilisation quasi généralisée des méthodes de régressions en epidemiolo- gie, c'est moins par rapport aux méthodes elles-mêmes que par rapport à la nature des processus étudiés qui, selon nous, ne se laissent pas enfermer dans le modèle qu'on leur impose. C'est exactement comme si l'on voulait enfermer la psychologie dans un cadre strictement « béhavioriste ». Par contre, le recours aux méthodes de régressions se justifie pleinement lorsqu'il s'agit de modéliser des processus déterministes tels que, par exemple, les « effets » de l'exposition à un produit toxique. Dans la pers- pective qui est la nôtre, un tel modèle pourrait très bien s'intégrer dans un « modèle-cadre », qui rendrait compte, de manière plus globale, de l'impact des conditions de vie et de travail sur la santé d'un groupe de salariés. Enfin, les méthodes ergonomiques d'analyse du travail, fondées sur l'observation directe de l'activité et l'analyse de la manière dont les per- sonnes perçoivent leur état de santé et leurs situations de vie et de travail, s'inscrivent dans le cadre que nous avons défini. Il en va de même des ob- servations cliniques recueillies au cours de l'anamnèse médicale. La référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » en tant que « modèle cadre » Nous nous sommes posés la question (angoissante) de savoir si nous n'aurions pas pu faire l'économie de nos réflexions sur le constructivisme 165 et la systémique, si nous avions eu connaissance plus tôt de ce modèle déjà ancien. Heureusement, pour nous, la réponse a été négative. Pour saisir les poten- tialités d'un tel modèle, il faut s'être interrogé sur les formes des relations entre l'état de santé et les situations de vie et de travail; il faut avoir pris conscience de l'importance des boucles de rétroaction à tous les niveaux (les travaux sur le « coping » sont postérieurs à la première publication du modèle); enfin, pour saisir l'importance des « variables interactives », il faut avoir renoncé à l'idée d'un monde « câblé », dans lequel les mêmes causes ont toujours les mêmes effets. C'est probablement pour ces raisons que nous ne retrouvons pas un modèle de ce type là où, selon nous, nous devrions le trouver : dans le premier cha- pitre de tout manuel d'epidemiologie. Par contre, nous sommes persuadés que ce genre de modèles guide l'action, même implicitement, de la plupart des médecins cliniciens. Dans nos tentatives « d'application » du « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale », nous avons pris conscience de la difficulté à produire des descriptions « convaincantes » sur cette base. Le modèle est exigeant car il ne repose pas sur des corrélations statistiques entre des variables, mais sur la mise en évidence et la description de processus dynamiques complexes. Du fait même de la complexité des interactions en jeu, la capacité prévi- sionnelle du modèle est certainement faible. Cela signifie que descriptions et actions doivent être intimement imbriquées. Dans un contexte donné, chaque action, chaque transformation de l'environnement, devrait conduire à une révision des descriptions. Dans une approche épidémiologique traditionnelle, les processus étudiés sont considérés comme les « invariants » du système. Les modèles pren- nent différentes formes pour refléter au mieux les processus. Avec le « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale », c'est la structure même du modèle qui serait « l'invariant » du système. Les processus pourraient prendre des formes diverses qui se transformeraient en fonction des contingences de l'environnement et des stratégies d'équilibration du sujet. Un tel renversement de perspective s'inscrit tout à fait dans le cadre cons- tructiviste et systémique que nous avons développé, dans la mesure où il relève d'une approche globale qui prend en compte la finalité du système (hypothèse téléologique). 166 Les difficultés rencontrées l'autoréférence. Dès que l'on ne se situe plus dans l'hypothèse d'une science qui produirait des connaissances indépendantes de l'observateur, on prend conscience du risque de l'autoréférence. En effet, rien ne nous dit que les processus que nous décrivons ne sont pas le seul fruit de notre imagination ou d'une perception par trop « biaisée » de notre environnement. A notre avis, les moyens d'échapper à ce risque sont : - l'élaboration collective des modèles au sein de groupes multidiscipli- naires ; - la validation du modèle au travers de la « manipulation du réel », pour reprendre les termes de Walliser ; - l'établissement d'un consensus, autour des modèles, à l'intérieur d'une collectivité scientifique. La description des systèmes La principale difficulté à laquelle se heurtent les chercheurs qui se récla- ment de l'approche systémique est méthodologique. Si, dans le domaine de la conception, il existe des méthodes relativement codifiées pour décrire des systèmes artificiels, il n'en va pas de même de la description des sys- tèmes biologiques et sociaux. Nous avons évoqué les difficultés inhérentes à la formalisation mathémati- que de tels systèmes. Les descriptions en langage naturel sont souvent con- sidérées comme peu précises et non scientifiques. Il s'agit là d'un problème auquel nous n'avons pas trouvé de réponse entièrement satisfaisante. La validation des modèles Nous venons d'évoquer le problème de l'autoréférence. Dans la première partie, nous avons mentionné le cas des « théories auto-validantes », lors- que les sujets ajustent leurs comportements à un modèle partagé. Dès lors, le modèle change de statut : de cognitif ou descriptif, il devient prescriptif ou normatif. Dans la mesure où ce sont des « modèles-cadres », orientés vers l'action qui nous intéressent ici, la question de la validation se pose avec moins 167 d'acuité que dans le monde des sciences positives. Il est possible de se « contenter » de « validations empiriques » au travers de l'action, tout en se souvenant que le fait tjuè « ça marche », ne cörtstitüe**pas un critère formel de validation. Sur le fond, la question de la validation de nos modèles reste posée. Le positionnement par rapport à la communauté scientifique La communauté scientifique contrôle sa production sur la base de règles qu'elle s'est elle-même imposée. Ces règles sont fondées sur les principes des sciences positives. La transgression de ces règles conduit à la remise en question des résultats obtenus qui sont qualifiés de « non-scientifiques ». Or, nous venons de mentionner que cette légitimation constitue justement un critère de validation. Ces difficultés son abordées de manière récurrente, et parfois vive, dans la littérature constructiviste et systémique. Au militantisme de Le Moigne45, on pourrait associer les sarcasmes de Morin46 ou encore les colères de Laborit47. Le débat est loin d'être clos. Le positionnement par rapport au monde de « la pratique » Le monde de la pratique a lui aussi ses propres règles. Dans certains mi- lieux, la première et la seule est : « la pratique pour la pratique ». Dans ces conditions, il est parfois difficile de proposer des actions fondées sur des considérations théoriques, fussent-elles « non-scientifiques ». Dans ces milieux, il est plus aisé de « faire passer » des mesures techniques de pré- Dans un paragraphe intitulé « l'impérialisme du positivisme » Le Moigne écrit : « les récentes remises en question de ses prétentions à monopoliser la scientificité, et l'indignation que provoquent parfois les appels à l'intolérance du grand prêtre Auguste Comte n'ont pas encore suffi à réduire la domination culturelle et politique de ce para- digme (Le Moigne [1994, op. cit. Part I, pp. 30-31]). 4 « Aussi, paradoxalement, des études naïves, au ras des phénomènes, étaient-elles beaucoup plus complexes, c'est-à-dire finalement « scientifiques » que les prétentieuses études quantitatives sur bulldozers statistiques, guidées par des pilotes à petite cervelle. Ainsi en est-il, dis-je immodestement, de mes études sur [...] » (Morin [1990, op. cit. Part. I, p.48]). « Si l'on accepte suffisamment longtemps de courber l'échiné, de cirer les bottes, d'abdiquer sa personnalité, d'être improductif, de répéter ce que d'autres ont dit, de citer en référence un prétendu maître plutôt que celui qui se trouve être réellement le créateur de ce dont on parle, alors on a quelques chances de recevoir des crédits de l'État pour chercher » (Laborit [1968, op. cit., part. I, p.147]). 168 vention, spécifiques, en lien direct et visible avec le risque à maîtriser, plutôt que des mesures moins spécifiques, organisationnelles par exemple, de portée plus générale. A l'inverse, dans d'autres milieux, ceux du « management » par exemple, l'action est fondée sur des modèles « scientifiques » situés et datés. Les solutions perdurent et se propagent dans l'espace. Le contexte et les mo- dèles scientifiques changent, mais les « doctrines » survivent. Pour éviter de telles difficultés, un rapprochement de la recherche et de la pratique nous semble nécessaire. Une réflexion sur ce thème traverse ac- tuellement le monde de l'ergonomie. Il ressort du débat que pour être cré- dible, la recherche en ergonomie devrait se construire une double légiti- mité : dans le monde scientifique et dans celui de la pratique. Elargissement des champs de recherche Le champ des recherches sur les relations entre situations de travail, modes de vie et santé est immense et, exception faite du domaine des maladies professionnelles spécifiques, relativement peu exploré. Des développements théoriques sont encore nécessaires pour mieux cerner les problématiques et mieux définir un ou des cadre(s) de recherches trans- disciplinaires et homogènes qui intègrent les différents niveaux d'observation, de l'individu à la population, en passant par les groupes, et différents niveaux d'analyse, du biologique au social et au politique. C'est dans ce contexte que s'inscrit notre recherche. Les conséquences du travail sur la santé sont à la fois négatives et positi- ves. Selon nous, les problématiques de recherche devraient systématique- ment intégrer les deux aspects, afin de les relier dans les mêmes modèles. De plus, il conviendrait d'intégrer dans ces modèles les contraintes non professionnelles spécifiques à certains métiers et à certaines catégories de travailleurs. Actuellement, dans le champ qui nous intéresse, recherche et action fonc- tionnent chacune selon leurs logiques propres. La recherche propose des modèles qui conduisent à des « recommandations » qui sont ensuite appli- quées avec plus ou moins de succès. L'évaluation des résultats obtenus n'est pas encore systématique. Des recherches sur la manière d'intégrer « les retours d'expériences » dans nos modèles nous paraissent nécessaires. Des études devraient être entreprises pour surmonter les difficultés évo- quées plus haut : autoréférence, description des systèmes, « validation des modèles » et positionnements institutionnels de ce type de recherches. 169 Enfin, les études sur les relations entre situations de travail, mode de vie et santé devraient bénéficier des retombées de recherches plus fondamentales dans les domaines de l'epistemologie et de la systériïicjue. Des travaux por- tant sur le développement de méthodes d'investigations transdisciplinaires pourraient être encouragés. Élargissement des pratiques de promotion de la santé au travail Au cours de ce travail, nous avons développé une conception de l'étude des relations entre situations de travail, modes de vie et santé que nous voulions orientée vers la transformation des situations de vie et de travail. Nous évoquerons dans les dernières lignes de ce travail le fait que nos propres représentations pour l'action ont été transformées par Ie parcours accompli. Au cours des interventions ergonomiques conduites ces dernières années, entre autres dans les domaines de l'aménagement du temps de travail et de la prévention des lombalgies, nous avons eu le sentiment d'avoir progressé et d'avoir été plus efficaces. Il faudrait être en mesure de déterminer Ia part de ce gain d'efficacité qui est liée à des « heuristiques » fondées sur l'enrichissement de notre expérience d'intervenant, et celle qui est liée à la mise en œuvre des principes que nous avons essayé de formaliser dans ce travail. Quelle que soit la réponse à cette question, nous avons le sentiment que la mise en œuvre de l'approche que nous préconisons devrait permettre : - d'appréhender plus globalement les problèmes de santé au travail ; - de mieux hiérarchiser les risques ; - de mieux prendre en compte les stratégies « de défense » que peuvent élaborer les travailleurs ; - d'enrichir la panoplie des actions de prévention possibles dans une situation donnée ; - de mieux cibler les niveaux auxquels doivent se situer les actions pré- ventives ; - de concevoir des programmes d'action intégrant des mesures com- plémentaires, spécifiques et non spécifiques, aux différents niveaux d'organisation du système considéré. 170 Perspectives d'avenir Le champ de la santé au travail est très vaste, mais il s'inscrit lui-même dans le contexte encore plus large de la société. Les problèmes de la santé de la population active doivent donc être considérés dans le cadre d'un système ouvert, en interaction avec les autres composantes de la société. Nous avons très peu abordé ce thème éminemment politique. Dans ce domaine, nous ne pouvons que manifester notre pessimisme. Pour promouvoir la santé au travail, il faut une volonté politique à tous les ni- veaux de décision, des règles et des arbitrages. Or, avec les difficultés économiques, les mouvements « d'amélioration des conditions de travail », qui avaient vu le jour durant les années 70, ont été relayés par des mouvements de « rationalisation » qui ont conduit à de nouvelles pressions sur des salariés. Parallèlement, on assiste à un « assouplissement » des règles légales et conventionnelles de protection de la santé au travail. Les statistiques d'absence pour maladie montrent des accroissements importants, malgré les craintes de licenciement. Dans la plupart des états, les coûts de la santé explosent et les autorités mettent en place des politiques visant à les juguler, sans chercher les causes de l'augmentation de la consommation médicale, en dehors du système de santé lui-même. Pour faire face à ce type de problèmes, il conviendrait, selon nous, de rai- sonner en termes « d'externalités », par analogie avec les dispositions pri- ses dans le domaine de la protection de l'environnement où le principe du « pollueur - payeur » a été introduit. Parallèlement, les responsables de la gestion des ressources humaines pour- raient prendre conscience du fait que la santé du personnel constitue une ressource pour l'entreprise, au même titre que ses compétences que l'on commence à « gérer ». Bref retour sur le passé Dans la perspective constructiviste qui est la nôtre, nous ne pouvions pas « sortir » d'une telle recherche tels que nous y étions « entrés ». Nous nous sommes donc posé la question de savoir dans quelle mesure le chemin par- couru nous a conduit à transformer notre compréhension du monde et nos représentations pour l'action ? En quelques mots, notre réponse est la suivante : - l'adhésion au point de vue constructiviste, selon lequel nous ne subis- sons pas les lois immuables d'un monde prédéterminé, mais que, par 171 nos actions, nous, construisons le monde de demain, nous place face à davantage de responsabilités ; - le choix de l'approche systémique est plus directement lié à notre ex- périence de chercheur et d'intervenant. C'est, pour nous une manière de mieux appréhender un monde complexe ; - la référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psycho- sociale » nous a permis d'établir des liens entre des problématiques de recherche apparemment différentes et ainsi de donner une certaine unité à nos recherches ; L'ensemble de ces choix a transformé notre représentation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé et par là même, a trans- formé, nos pratiques d'intervention. Genève, le 27 mai 1996 (revu et imprimé été 1997). 173 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Références de la première partie Adam Philippe, Hertzlich Claudine [1994], Sociologie de la maladie et de la médecine, Nathan université, Paris. Aïch Pierre, Cèbe Dominique [1994], Les inégalités sociales de santé, La Recherche, No 261, janvier 1994, Vol. 25, pp 100-109. Atlan Henri [1979] Entre le cristal et la fumée, Seuil, Paris, 1979. 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Différentes approches pour l'étude des relations travail-santé.................13 Statistiques de mortalité différentielle...................................................................13 Etudes épidémiologiques et statistiques................................................................14 Approches des sciences humaines.........................................................................14 Les apports de l'ergonomie, de l'hygiène et de la médecine du travail................15 Une difficile synthèse............................................................................................17 Quelques formes caractéristiques des relations entre situations de travail, modes de vie et santé......................................................................................19 Les relations causales directes (une seule et même cause produit toujours le même effet)......................................................................................................................19 Les relations causales multiples (plusieurs causes conduisent à un effet spécifique) ...............................................................................................................................20 Les effets multiples (une même cause provoque des effets multiples).................22 Les effets non spécifiques (un même effet peut avoir pour origine des causes différentes)............................................................................................................23 Les « effets » se transforment avec le temps (les mêmes causes n'ont plus les mêmes effets)........................................................................................................23 Des facteurs de risques multiples et diffus conduisent à des atteintes non spécifiques (un ensemble de causes conduit à des effets multiples et non spécifiques)............................................................................................................23 Les relations causales circulaires..........................................................................24 Pour une approche constructiviste...............................................................25 Le point de vue positiviste....................................................................................25 Le point de vue constructiviste.............................................................................26 Notre positionnement............................................................................................27 La modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé.................................................................................................................35 La notion de « modèle »........................................................................................35 Catégorisation des modèles...................................................................................35 Modélisation analytique et modélisation systémique...........................................37 184 Approche analytique de la modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé........................................................................43 Approche systémique de Ia modélisation des relations entre situations de travail, modes de vie et santé........................................................................47 Définitions.............................................................................................................47 Le « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale ».......................59 Aspects méthodologiques..............................................................................67 Les méthodologies de modélisation systémique...................................................67 Propositions pour un cadre méthodologique.........................................................70 Conclusion de la première partie.................................................................81 DEUXIÈME PARTIE : APPROCHE EMPIRIQUE DES RELATIONS ENTRE SITUA TIONS DE TRA VAIL, MODES DE VIE ET SANTÉ... 83 Introduction à la deuxième partie................................................................83 L'aménagement du travail en horaires atypiques......................................85 Contexte de la recherche et enjeux........................................................................85 Délimitation du système........................................................................................87 Une représentation.................................................................................................88 Typologies et classifications..................................................................................98 Confrontation au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » .............................................................................................................................104 Les conséquences pour l'action...........................................................................108 La prévention des lombalgies......................................................................111 Contexte de la recherche et enjeux......................................................................111 Délimitation du système......................................................................................112 Une représentation...............................................................................................113 Typologies et classifications................................................................................119 Confrontation au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » .............................................................................................................................125 Les conséquences pour l'action...........................................................................127 La gestion des absences pour maladie.......................................................131 Contexte de la recherche et enjeux......................................................................131 Délimitation du système......................................................................................135 Une représentation...............................................................................................135 Typologies et classifications................................................................................145 Confrontation au « modèle théorique de Ia maladie à médiation psychosociale » .............................................................................................................................148 Les conséquences pour l'action...........................................................................151 Nouvelles perspectives pour la prévention et la promotion de la santé au travail............................................................................................................155 Conclusion de la deuxième partie...............................................................159 CONCLUSION GÉNÉRALE..................................................................161 D'un « positivisme analytique » à un « constructivisme systémique »... 162 Le choix constructiviste....................................................................................... 163 185 Le choix systémique.:.........................................................;.:..............................163 Les choix méthodologiques...............................................7*....ï.........................164 La référence au « modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale » en tant que « modèle cadre »....................................................................................164 Les difficultés rencontrées...........................................................................166 l'autoréférence.....................................................................................................166 La description des systèmes................................................................................166 La validation des modèles...................................................................................166 Le positionnement par rapport à la communauté scientifique............................167 Le positionnement par rapport au monde de « la pratique »...............................167 Elargissement des champs de recherche....................................................168 Élargissement des pratiques de promotion de Ia santé au travail...........169 Perspectives d'avenir...................................................................................170 Bref retour sur le passé................................................................................170 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES...............................................173 Références de la première partie................................................................173 Références de Ia deuxième partie...............................................................179 TABLES....................................................................................................183 Table des Matières.......................................................................................183 Tables des illustrations................................................................................187 Légendes des figures...........................................................................................187 Légendes des tableaux.........................................................................................188 187 Tables des illustrations Légendes des figures Figure 1 : comparaison entre approche analytique et approche systémique des relations entre situation de travail, modes de vie et santé............................................................40 Figure 2 : exemple de modèle-cadre déterministe des « effets » sur la santé de certains facteurs professionnels et non professionnels (Cooper [1985])....................................43 Figure 3 : le continum de l'énergie : taille, organisation et liaison (Laszlo [1989]). ...50 Figure 4 : la machine triviale de von Foerster (Segal [1990])......................................54 Figure 5 : la machine non triviale de von Foerster (Segal [1990])...............................55 Figure 6 : reproductibilité expérimentale des phénomènes et validité des modèles en biologie (Salomon [1991]).............................................................................................56 Figure 7 : Le modèle théorique de la maladie à médiation psychosociale (Kagan et Levi [1975])............................................................................................................................60 Figure 8 : démarche de modélisation (Walliser [1977])...............................................69 Figure 9 : régulations et déterminants économiques, organisationnels et sociaux du travail de nuit (Ramaciotti et al. [1990]).....................................................................107 Figure 10 : modèle déterministe épidêmiologique de la survenue et de la chronicisation des lombalgies..............................................................................................................114 Figure 11 : rôle des facteurs de risque psychosociaux dans le processus de chronicisation des lombalgies (Döring et Dahlmann [1993]).....................................118 Figure 12 : Courbes dites "de Pareto" représentant les pourcentages cumulés d'absence en fonction du pourcentage des personnes (classées en ordre décroissant de la durée de leurs absences). (Ramaciotti [1995], rapport d'intervention, non publié)..................132 Figure 13 : Durée des maladies courtes et longues, en fonction de la classe d'âge, chez les hommes en 1991 (représentation en déciles) (Ramaciotti [1995] rapport d'intervention, non publié)...........................................................................................134 Figure 14 : Répartition par cantons des durées d'absence pour maladies des employés d'une grande administration en 1989..........................................................................139 Figure 15 : corrélation (r = 0.67p<0.001) et régression (y=0.67+0.03x) entre la durée annuelle moyenne des absences (jours/an) par canton et la densité médicale (Ramaciotti et Zimmermann [1991], rapport au FNRS, nonpublié)...........................152 Figure 16 : absences pour maladie en fonction de la durée des lombalgies durant les 12 derniers mois...........................................................................................................157 188 Légendes des tableaux Tableau 1 : comparaison entre des caractéristiques principales des théories locales et des théories-cadres (Reason [1993])..............................................................................36 Tableau 2 : comparaison entre approche rationaliste classique et approche systémique (Durand [1979, p. 8J).....................................................................................................39 Tableau 3 : Partition de la population selon qu 'elle apprécie ou non le travail de nuit, la fréquence du travail de nuit et le nombre de symptômes mentionnés dans le questionnaire...................................................................................................................99 publiés).